Garges-lès-gonesse - Il est probable que le nom d’Ariane Rebecca Givens vous soit totalement inconnu.
Pourtant, vous l’avez sans doute vue des dizaines, voire des centaines de fois. Celle jolie Eurasienne poussée au Canada a en effet confié son visage à la plateforme Shutterstock, source inépuisable de contenus libres de droits. En posant comme modèle sur toutes sortes de photographies, elle en est ainsi venue à illustrer d’innombrables publicités, partout dans le monde, pour les produits les plus divers. Ariwasabi, comme on la surnomme, a aussi inspiré à l’artiste Rodrigo Gomes deux œuvres vidéo. Jusqu’au 1er août prochain, celles-ci sont présentées dans « Le miroir d’un moment », l’exposition qui accompagne la récente installation du Cube à Garges-lès-Gonesse (95). Toutes deux recourent au deepfake, une technologie de trucage vidéo hyperréaliste mobilisant le deep learning, pour faire « parler » Ariane. La première égrène les multiples déclinaisons dont son visage a fait l’objet dans la publicité. La jeune femme y apparaît comme un genre de paradoxe : sa visibilité est maximale, mais elle n’en est pas l’agent. Son visage est un objet. Dans la seconde vidéo, Ariwasabi y récite un texte de Jorge Luis Borges, « Animaux du miroir ». Cette fable raconte comment les êtres du miroir, après avoir cohabité en paix avec les humains, ont un jour envahi la Terre. Au terme d’âpres combats, ils ont été réduits à de simples reflets, mais il est certain, assure Borges, qu’ils se libéreront un jour de leur prison de verre et de métal. S’affranchir du miroir, n’est-ce pas précisément ce que fait Ariane Rebecca Givens en offrant son visage à qui veut en faire usage ? N’est-ce pas, plus largement, ce à quoi nous voue notre environnement technologique ? C’est évidemment l’une des questions soulevées par « Le miroir d’un moment » : « L’exposition constate l’évolution de notre rapport au visage, note Clément Thibault, directeur des arts numériques et visuels au Cube. Si celui-ci a toujours été médié, nous sommes passés de la surface réfléchissante du miroir à la surface intelligente des outils numériques, qui captent, stockent, analysent nos traits. » Comme le soulignent Hans Belting [Faces: une histoire du visage, Gallimard, 2017] et Mario Zilio [Faceworld: le visage au XXIesiècle, PUF, 2018], les nouvelles technologies ont notoirement complexifié la façon dont l’humanité appréhende les visages. En les convertissant en données biométriques, elles ne pavent pas seulement la voie de la reconnaissance faciale et de la surveillance de masse, comme le soulignent certaines œuvres de l’exposition (Leo Selvaggio, Heather Dewey-Hagborg, etc.), elles en font aussi des données modelables à loisir. À la suite de Borges, « Le miroir d’un moment » éclaire l’ambivalence d’une telle objectivation : « La conversion des visages en données autorise toutes les dérives et les impostures, souligne Clément Thibault. Mais elle permet aussi de les personnaliser. C’est le cas notamment des digital make-up d’Inès Alpha. » En vertu d’un paradoxe, la réduction du visage à un simple objet ouvre ainsi vers une possible libération du sujet, comme dans la fable de Borges.
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Le visage, entre objet et sujet
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°762 du 1 mars 2023, avec le titre suivant : Le visage, entre objet et sujet