BRUXELLES / BELGIQUE
Les Musées royaux des beaux-arts de Belgique racontent l’histoire ferroviaire vue par les impressionnistes, futuristes et surréalistes. La fascination pour la machine ou le rail est teintée tantôt d’effroi, tantôt de nostalgie.
Bruxelles. Longtemps jugé peu pittoresque, le train est représenté seulement dans des gravures ou dessins de presse à visée publicitaire, documentaire ou satirique. Les célèbres lithographies d’Honoré Daumier, datées de 1843 et 1855 et exposées actuellement au Musée royal des beaux-arts de Belgique, en sont le meilleur exemple. Et ce n’est pas le très spectaculaire Pluie, vapeur et vitesse (1844) de William Turner, immobilisé définitivement à la National Gallery de Londres, qui changera la donne à l’époque. Pourtant, ce tableau témoigne déjà de la fascination du peintre pour la modernité de son temps, et de son engouement particulier pour la vitesse, le voyage et la prouesse technologique, dont il fut l’un des premiers à jouir mais aussi à pressentir les effets destructeurs.
La manifestation, baptisée astucieusement « Voies de la modernité », met en parallèle l’histoire du train, son insertion dans la vie quotidienne, et les images que celui-ci inspire aux artistes. Si le train devient le symbole de la modernité, c’est parce qu’il est lié à la révolution industrielle ; sa « naissance » en Angleterre (1812), où il existe encore de nos jours une Guilde des artistes ferroviaires, n’est pas simple hasard.
Cependant, nous sommes en Belgique et les commissaires de l’exposition annoncent fièrement que ce pays fut le premier à se doter en 1835 d’un train à vapeur ouvert aux voyageurs. Ainsi, le parcours s’ouvre sur un tableau de Jan Antoon Neuhuys, célébrant ce moment encore un demi-siècle plus tard. Mais tout n’est pas rose et même plutôt noir comme le montre une œuvre de Constantin Meunier, vision très sombre du nouveau paysage : Paysage borain, vue industrielle du Borinage. À ses débuts, cette bête humaine et inhumaine fascine et effraye à la fois. Si Le Char de Satan (Gustave Wappers, 1837), qui figure la locomotive comme un monstre cracheur de flammes, est un cas extrême, nombreuses sont les représentations qui mettent en doute la sécurité de ce moyen de transport.
Toutefois, les artistes finissent par être séduits par les avantages du train. Ce sont d’abord les impressionnistes qui peuvent désormais se rendre rapidement à Bougival ou à Louveciennes, dans les environs de Paris, pour peindre la nature en plein air. Incontestablement, c’est la gare Saint-Lazare et ses alentours, objet d’un important remodelage réalisé par le baron Hausmann, qui est privilégiée par les créateurs. Gustave Caillebotte fut probablement témoin de la dernière phase de l’édification du pont de l’Europe, inauguré en 1868. Cette vaste construction de fer qui enjambe les rails de la gare Saint-Lazare a immédiatement fasciné le public. Dès 1867, le Paris-Guide mentionne cette curieuse structure métallique qui « étonne par sa forme bizarre et par son immensité ». Si, chez Monet, l’écran de fumée obstrue la vision et dissout aussi bien les figures des voyageurs que l’architecture de la gare, la multiplication des vues de Saint-Lazare célèbre la richesse du réseau de communication de la capitale. (Arrivée du train de Normandie, 1877). Enthousiasme qui culmine avec la déclaration de Théophile Gautier : « Ces cathédrales de l’humanité nouvelle où se déploie la religion du siècle,écrit-il, sont le point de rencontre des nations, le centre où tout converge. »
En se densifiant, le réseau ferroviaire – les rails et les ponts qui traversent le paysage – produit un contraste entre sa fulgurance et l’immobilité des zones rurales (Léon Spilliaert, Printemps, 1908, ou le très étonnant Paysage de polder avec un train à l’horizon de Piet Mondrian, 1906). Le regard mélancolique que porte la femme peinte par Marianne Stokes sur le passage d’un train condense tout l’imaginaire que charrie ce moyen de transport menant vers un ailleurs (Le Train qui passe, 1893). Chez Umberto Boccioni (Les États d’âme : Ceux qui partent, 1911), le sentiment nostalgique est encore plus explicite. Si, pour Boccioni comme pour les autres futuristes, l’emblème de la vitesse reste la voiture, le train n’est pas oublié (Angelo Caviglioni, Dynamisme du train, 1914 ; Gino Severini, Le Nord-Sud, 1912). De son côté, Fernand Léger, ce passionné de la machine, s’intéresse à la nouvelle signalétique ferroviaire (Le Passage à niveau, 1919, [voir ill.]). En revanche, la salle des travaux surréalistes fait naître un sentiment d’étrangeté pour ces gares où tout semble à l’arrêt (Paul Delvaux, Train du soir, 1957 ; Giorgio De Chirico, La Matinée angoissante, 1912). Quelques belles affiches ainsi que des photographies s’ajoutent à cet ensemble clairement articulé mais sans surprise. Et aussi, s’il est impossible de traiter tous les aspects du rail, peut-on faire l’impasse sur les cheminots ? De même, cette aventure reste incomplète sans la mention, au minimum, du rôle déterminant du train dans la conquête de l’Ouest. Plus encore que sur le continent, le train aux États-Unis « réduit » et modifie l’espace. En somme, le spectateur a droit à un beau voyage mais il roule un peu train-train.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°579 du 10 décembre 2021, avec le titre suivant : Le train et la modernité en peinture