La ville est certainement l’un des sujets les plus fascinants, l’un des plus urgents, aussi, qui devaient s’imposer dans la programmation pluridisciplinaire du Centre Pompidou. C’est chose faite depuis le 10 février (et jusqu’au 9 mai) dans la grande galerie du cinquième étage. Sobrement baptisée « La Ville, art et architecture en Europe, 1870-1993 », cette exposition est le plus extravagant fiasco qui ait été produit depuis longtemps.
PARIS - Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, écrivains et artistes se sont alarmés de la foule amassée dans un enfer urbain qui, à l’heure de la révolution industrielle, n’avait déjà plus rien de métaphorique. Baudelaire, lui, a fait de la ville la source et le miroir de la modernité, tandis que peintres et photographes tentaient de saisir l’émergence et les perpétuelles métamorphoses de ce nouvel univers.
On aurait facilement imaginé qu’une exposition consacrée à ce sujet inépuisable prît pour guide Baudelaire, et s’attachât moins à un rapport iconographique désuet qu’à une lecture poétique et critique de la ville. Les commissaires de l’exposition, Jean Dethier et Alain Guiheux, ont sans doute lu Baudelaire, mais ils ont évidemment préféré l’oublier. Et oublier aussi toute espèce de perspective historique qui aurait pu nous faire comprendre les problèmes dont la ville est aujourd’hui affligée. Ainsi, la date de 1870 n’a ici aucun rapport ni avec la commune, qui ébranle Paris en 1871, ni avec le limogeage du Baron Haussmann en 1869. Niant l’histoire, ils ont préféré se complaire dans une approche post-moderniste, qui ne semble avoir d’autre but que de faire l’économie de toute espèce de pédagogie et de niveler toute aspérité, tant dans la section architecture que dans la section illustrative. A moins qu’il n’ait été question de dissimuler, sous l’abondance décourageante des cartes et des œuvres, leurs incertitudes et leur crainte corollaire d’opérer des choix.
Les architectes ont horreur du vide
"L’enjeu de l’architecture, pontifie Alain Guiheux dans sa préface, est maintenant d’imaginer une société décidément sans lieux et néanmoins dotée d’une urbanité, encore à définir. Une ville qui n’impliquerait pas un rapport d’identification au lieu, mais qui autoriserait toute forme d’appropriation, ou encore qui réaliserait des non-lieux non dépourvus d’existence." L’exposition est à l’image de cette citation aussi verbeuse qu’incompréhensible : l’accumulation fait office de syntaxe, l’illisibilité se veut métaphorique, le non-sens ne cherche même pas à se dissimuler.
L’exposition est divisée en deux sections opposées et sans rapport entre elles, comme le sont, semble-t-il, les deux commissaires-architectes : un grand couloir où sont entassés des centaines de plans, un labyrinthe obscur où sont plongés des tableaux. Regrettant sans doute la perspective qui aurait donné à voir la vraie ville à travers les baies du cinquième étage, des filets surdimensionnés de volley-ball arrêtent le regard – les architectes ont horreur du vide. Mais ceux-ci ont plus encore horreur du sens : les plans juxtaposés sans autre forme de procès contre et au dessus les uns des autres mettent au même niveau les utopies et les programmes fascisants, les projets et les réalisations. Ou peut-être s’agissait-il de promouvoir cette idée que Adolf Loos, cité par Françoise Choay, fustigeait : "Par la faute de l’architecte, l’art de bâtir s’est dégradé, il est devenu un art graphique."
Pas un seul document d’Haussmann ne figure ici, qui aurait témoigné de la naissance de la ville moderne. Françoise Choay, spécialiste de l’urbanisme écrit encore dans le catalogue : "La succession [de fulgurances, de stagnances et de ratés] s’ordonne à partir d’une origine dont on regrette l’absence, l’œuvre de Haussmann, qui a laissé sa marque sur la plupart des villes d’Europe." Si 1870 est une date arbitraire qui efface la dimension historique, l’exclusion du modèle américain, devenu une référence majeure, gomme du même coup toute dimension géopolitique. Les commissaires manifestent, là encore, leur beau souci de ne surtout pas penser.
Poncifs et pompiers
Une même absence de parti-pris a tenu lieu de programme pour la partie "La Ville selon les artistes". Une déclinaison thématique, aussi incolore qu’aléatoire sur le modèle du Lagarde et Michard, a conduit le commissaire à privilégier la pure illustration au détriment des correspondances esthétiques. Dans l’esprit de Jean Dethier, Le Corbusier s’intéressait avant tout à l’art pompier. C’est en tout cas pour le commissaire le meilleur moyen d’esquiver toute problématique, de réduire la complexité urbaine à des cartes postales idylliques ou exagérément catastrophistes (pour mieux faire oublier la désastreuse réalité quotidienne ?). C’est évidemment une excellente façon de donner à l’art une dimension anecdotique, de confondre inlassablement création et pastiche, de promouvoir la valeur "culturelle" au détriment de la valeur artistique.
Jean Dethier s’est fabriqué en quatre ans une culture visuelle de cruciverbiste, de candidat à "Questions pour un champion". Il n’a pas seulement accroché, dans une pénombre théâtrale mais rassurante, les pires tableaux que l’on puisse trouver de Van Dongen, Kirchner, Boccioni ou de Gerhard Richter (la liste est loin d’être exhaustive), il révèle en outre à un public ébahi des artistes aussi importants que Degouves de Nuncques, Youri Pimenov, Michæl Downs (un Franck Stella figuratif), ou encore Roland Sabatier et Hans Stein. Sans oublier les inénarrables "aéropictographes" débusqués par Giovanni Lista dans des caves milanaises.
Les impressionnistes avaient sans doute un sens trop personnel de la ville pour figurer ici, à moins que l’on ait pensé que le plein air se trouve seulement à la campagne, ou que Maximilien Luce était assez brave et méritant. Trop incisifs aussi, Braque, Picasso ou Fernand Léger, chichement présentés, et auxquels on a préféré Delaunay ou les indispensables Rafael Barradas et Stanley Cursiter. Trop complexes, Male-vitch ou Giacometti et avec eux la sculpture entière qui n’a pas droit de cité ici, parce qu’elle aurait sans doute fait toucher du doigt les problèmes d’espace, qui concernent au même titre l’art et la ville.
Eliminé aussi, au nom de l’exception culturelle probablement, l’art américain qui, comme chacun sait, n’a jamais réfléchi l’univers urbain, de Stuart Davis à David Hammons. Eliminés, en un mot, tous les artistes qui, en ouvrant de véritables passages, auraient donné un sens à ce parallèle art et architecture et, du même coup, à la nature de la contemporanéité que Giheux et Dethier se sont acharnés à "dé-moderniser". Cette exposition n’est pas seulement un fiasco, elle est surtout une tentative d’endormissement et d’annihilation du jugement. Au musée comme à la ville : moins il y a de repères, mieux le pouvoir peut se passer de légitimité.
Il convient de laisser le mot de la fin à François Barré, président du Centre Pompidou, quand bien même on ne saurait établir, tant sa rhétorique est complexe, s’il s’exprime au premier degré, s’il joue de l’antiphrase, de l’euphémisme ou de la litote. "L’exposition, écrit-il dans les premières pages du catalogue, n’est pas une machine infernale qui se retournerait contre ses auteurs, mais elle est telle que ceux-ci l’ont voulue : une métaphore magnifique et inquiète sur la ville." Avant de conclure en citant Henri Michaux : "Je vous construis une ville avec des loques moi !" La ville de Beaubourg est décidément introuvable.
La Ville, grande galerie du Centre Georges Pompidou, jusqu’au 9 mai. Catalogue sous la direction de Jean Dethier et Alain Guiheux, 468 pages, 440 F.
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Le trafic absurde de « la Ville »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Le trafic absurde de « la Ville »