Ou comment l’histoire des « zoos humains » a déformé durablement les regards portés sur « l’autre ».
PARIS - La fabrique du racisme ordinaire. Tel est le sujet simple et ô combien dérangeant abordé par cette exposition proposée par le Musée du quai Branly, à Paris. Sur une idée de la star du football Lilian Thuram, accompagné dans sa transcription en exposition par un historien et une anthropologue, le musée des civilisations revient pour la première fois sur une histoire longtemps restée taboue. Celle qui a permis de construire le mythe du sauvage dans l’imaginaire occidental, par le biais notamment de son exhibition à l’égal d’une bête de foire. Cela avec la complicité des scientifiques mais aussi des producteurs de spectacle et, bien entendu, du public.
Le « chaînon manquant »
Tout commence en 1492, lorsque Christophe Colomb ramène à la cour d’Espagne six Indiens qu’il exhibe pour justifier de ses expéditions. Dès lors, chaque conquête sera assortie d’une telle présentation d’autochtones. Alors que les cabinets de curiosités sont à la mode chez les élites, le goût des êtres différents se mêle à celui du morbide, faisant se juxtaposer dans ces « chambres du trésor » objets précieux et curiosités de tous types, y compris des images d’esclaves à la peau noire. Au XIXe siècle, le phénomène, véhiculé par le monde du spectacle, pénétrera rapidement toutes les couches de la société. L’exemple le plus tristement célèbre sera celui de la « Vénus hottentote », la Sud-Africaine Saartjie Baartman, exhibée de Londres à Paris entre 1810 et 1815 pour sa stéatopygie, avant d’être disséquée par Georges Cuvier après sa mort, comme un animal à étudier. Par leur goût pour la classification et la phrénologie, les scientifiques contribuent alors largement à la définition de la notion de race. Ils recherchent de manière obsessionnelle le « chaînon manquant » qui justifierait l’histoire de l’évolution darwinienne, cet « homme singe » incarné un temps par Krao, femme dotée d’une importante pilosité, née au Laos en 1872 et morte à New York en 1926 après avoir subi une vie d’humiliations. « Quand arrivera le temps bienheureux où les anthropologues et philosophes modernes […] cesseront de fabriquer des études dont le seul but est de calomnier les races opprimées », écrit en 1868 l’intellectuel de Sierra Leone Africanus Horton.
Racisme
Calomnier, le mot est faible. Mais il faudra encore attendre de nombreuses décennies pour que le phénomène cesse. Entre-temps, après avoir présenté quelques spécimens bien choisis dans des cirques ou cabarets, comme les Folie-Bergère, c’est dans de véritables zoos humains, jardins d’acclimatation et expositions coloniales, en Europe et aux États-Unis, que continueront à défiler en masse les « autres ». L’exception est ainsi devenue la norme. Les « figurants de la sauvagerie » y sont souvent payés, mais au prix de leur dignité. Comme le rappelle le réalisateur Rachid Bouchareb dans l’un des films présentés dans le parcours de l’exposition, 800 millions de visiteurs ont fréquenté ces spectacles, qui ne disparaîtront que lorsqu’ils ne feront plus recette, et au cours desquels plus de 30 000 personnes auront été exhibées. De quoi permettre au racisme d’irriguer le monde en à peine un siècle.
« Exhiber des hommes et des femmes, les mettre à distance des visiteurs, les présenter comme différents et inférieurs, c’est construire une sorte de mise à distance entre le normal et l’anormal, c’est inventer une coupure entre deux humanités », explique ainsi l’historien Pascal Blanchard. Le regard aura été vicié pour plusieurs générations.
L’exposition, qui doit s’achever le 3 juin, mériterait de rester à demeure au Musée du quai Branly, qui s’est notamment constitué à partir des collections de l’ancien Musée des colonies. Laissant le loisir aux futures générations d’historiens et de muséographes d’en modifier le propos lorsqu’il sera enfin devenu obsolète. Quand les regards auront été à leur tour décolonisés.
Commissariat général : Lilian Thuram, président de la Fondation Éducation contre le racisme
Commissariat scientifique : Pascal Blanchard, historien ; Nanette Jacomijn Snoep, anthropologue, responsable de l’unité patrimoniale au Quai Branly
Jusqu’au 3 juin, Musée du quai Branly, 37, quai Branly, 75007 Paris, tél. 01 56 61 70 00, www.quaibranly.fr, tlj sauf lundi 11h-19h, jusqu’à 21h les jeudi, vendredi et samedi. Catalogue, coéd. Musée du quai Branly/Actes Sud, Arles, 368 p., 49 €, ISBN 978-2-330-00260-2.
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Le Quai Branly et l’altérité dévoyée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°365 du 16 mars 2012, avec le titre suivant : Le Quai Branly et l’altérité dévoyée