Qu’elles soient de bois ou d’or, les sculptures baoulé reflètent l’image d’une humanité stable et calme. Sur les masques au front haut et aux paupières lourdes, une expression pensive suggère une intense vie intérieure. L’exposition, qui vient de s’ouvrir au National Museum of African Art de Washington grâce à Susan Vogel, révèle cette vitalité contenue, comme soumise à un ordre supérieur.
Les Baoulé habitent le centre de la Côte d’Ivoire, aux environs de Yamoussoukro, ville promue au rang de capitale par le Président Houphouët Boigny. Ils appartiennent à l’un des groupes ethniques les plus importants de Côte d’Ivoire – plus d’un million d’individus – une population qui a opposé une longue résistance à la colonisation française. On ignore leur origine exacte mais, d’après une tradition mythique, ils seraient venus de l’actuel Ghana au XVIIIe siècle, sous la conduite de la reine Abla Pokou, et ils ont des liens avec les Ashanti du Ghana. Selon une théorie récente enfin, ils auraient occupé à l’occasion de cette migration les territoires peu peuplés du centre du pays où vivaient les Mamla.
Ces incertitudes historiques n’ont pas empêché les collectionneurs d’apprécier très tôt la perfection des œuvres baoulé. Les plus grands musées s’enorgueillissent d’en présenter dans leurs vitrines. Mais ces expositions en vitrines, justement, constituent un viol à l’égard de ces objets créés le plus souvent pour des cultes intimes, non destinés à être vus, parfois sous peine de mort. Les vitrines empêchent aussi d’aller au cœur des œuvres, de comprendre les liens qui les relient aux croyances qui leur ont donné naissance. C’est cette dichotomie qui a incité Susan Vogel, au terme d’une longue recherche de terrain, à situer masques et sculptures, au moyen de photographies, dans le cadre plus large des cérémonies qui ont été à leur origine.
Un monde occulte de puissances invisibles
L’univers mental des Baoulé diffère totalement du notre. En dépit d’une christianisation de surface, les croyances animistes sont restées très vivantes en profondeur. N’oublions pas qu’à Yamoussoukro, une cathédrale catholique plus grande que Saint-Pierre de Rome, se dresse à proximité de l’étang des crocodiles sacrés ! Pour de nombreux Baoulé, l’univers est double. Derrière le monde visible où s’agitent les vivants, il y a le monde invisible, tout aussi réel, peuplé d’un grand nombre de puissances mystérieuses, esprits de toutes sortes, qui peuvent influencer la vie humaine, pour le meilleur ou le pire. Aujourd’hui encore, les Baoulé les respectent comme a pu le constater Susan Vogel : « Les jeunes d’aujourd’hui prétendent ne pas croire aux esprits, mais les Baoulé prudents reconnaissent qu’il serait fou d’entreprendre un voyage, un traitement médical, de mettre un champ en culture ou même de vaquer à son travail quotidien sans leur approbation. La pensée et les efforts des Baoulé visent dans une grande mesure à anticiper les désirs de ces forces et à obtenir leur coopération ». Un problème se pose immédiatement : comment entrer en contact avec ces créatures de l’au-delà, comment capter leurs pouvoirs au bénéfice des vivants ? Aucun contact direct n’est possible, il faut passer par un intermédiaire.
Le devin, un personnage déroutant
C’est ici qu’intervient un personnage indispensable, mystérieux, souvent équivoque, généralement un homme mais parfois aussi une femme. Devin, sorcier ou guérisseur ? Il est le médiateur indispensable pour entrer en contact avec ce monde occulte. C’est de son propre chef qu’il s’est donné ce titre de devin parce qu’il s’en est senti la vocation à la suite d’un épisode dramatique « C’est venu comme un ouragan, qui m’a frappé et m’a rendu comme fou, dit l’un d’eux. Ensuite il (l’esprit) m’a envoyé errer dans la brousse ». Il peut s’agir d’une transe, mais tous les récits donnent des versions différentes. Un esprit, dit-on, est « tombé » sur quelqu’un, et certaines statuettes représentent le devin portant sur ses épaules un deuxième personnage, l’esprit qui le chevauche.
Après un long apprentissage chez un devin déjà établi, et des années de célibat, après avoir appris à contrôler ses transes, le nouveau devin peut s’établir dans son village et y jouer un rôle social important. On s’adresse à lui pour se concilier les forces de l’au-delà et les occasions ne manquent pas, maladies de toutes sortes, physiques ou psychosomatiques, épidémies, mort d’un personnage important, mais aussi échecs scolaires des enfants ou difficultés financières... Le devin reçoit ses clients chez lui, dans une pièce sombre où il a réuni différentes sculptures correspondant aux esprits avec lesquels il entre en contact. Certaines portent les traces du sang des sacrifices. Aux murs sont suspendus des objets énigmatiques, chasse-mouches en queue de vache et bruiteurs destinés à provoquer une transe si le devin estime que la consultation est assez importante. S’il s’agit d’une difficulté personnelle, il prescrira de faire sculpter une statuette destinée à permettre à un esprit malfaisant de trouver un lieu de repos. Si le problème est collectif, il conseillera plutôt des danses masquées.
L’or associé au culte des ancêtres
Les esprits des ancêtres, parents ou grands-parents défunts sont particulièrement importants aux yeux des Baoulé. Il s’agit d’un culte familial et secret. Ils sont toujours invoqués en premier même si un sacrifice est destiné à un autre esprit. Mais ces ancêtres ne sont jamais représentés par des statuettes ou des masques, contrairement à ce que l’on a longtemps cru. Pour les honorer, on sacrifie un poulet au-dessus d’un tabouret servant d’autel, dans un lieu naturel ou contre le mur d’une habitation.
Des objets d’or sont souvent associés à ces cultes, soit sous forme d’or massif fondu à cire perdue pour les bijoux, soit sous forme d’objets en bois revêtus d’une feuille d’or pour les statuettes ou les manches de chasse-mouches. Tous sont normalement cachés et voisinent avec des sachets de poudre d’or dans divers récipients. Ils sont la représentation matérielle de l’âme de la famille, particulièrement sacrée et inaliénable.
Des statuettes pour toutes sortes d’esprits
Les esprits de la nature sont nombreux et très redoutés. Pour les plus petits, les esprits de la chasse visibles la nuit en forêt, les représentations sont très grossièrement sculptées et ne se trouvent pas dans les habitations mais dans la nature, souvent dans des termitières où ils reçoivent des sacrifices pour les maintenir loin des humains. Les grands esprits de la nature, les plus redoutables, sont presque assimilés à des divinités. Les sculptures qui leur correspondent peuvent représenter un grand singe portant une coupe ou une personne humaine. Bien que les Baoulé imaginent ces grands esprits de la nature sous un aspect horrible et monstrueux, les statuettes destinées à les évoquer seront aussi belles que possible, sous les traits d’une personne dans la fleur de l’âge. En effet, il faut donner envie à l’esprit de venir s’incarner sous cette forme pour que la figurine soit efficace. Dans le cas contraire l’esprit pourrait considérer cette image comme une injure et se venger de manière terrible. Il n’est pas impossible que la remarquable statuette d’homme assis ayant appartenu au peintre Maurice de Vlaminck soit à ranger dans cette catégorie d’œuvres. Ce sont généralement les plus belles statuettes baoulé car elles sont commandées à un sculpteur renommé. Mais la statuette de Vlaminck pourrait aussi être un « époux de l’autre monde ». Les Baoulé croient en effet qu’avant de naître, chacun de nous a eu une famille dans un au-delà occulte et l’a abandonnée pour entrer dans le monde des vivants. Dès lors, il n’est pas étonnant que ce conjoint abandonné et jaloux, homme ou femme, poursuive l’infidèle de sa vengeance et lui inflige toutes sortes de maux. Le vivant souffrira alors de maladies variées, inexplicables, ou de dépression. Le devin consulté prescrira de faire réaliser une statuette représentant le conjoint malheureux. On lui consacre dans un coin de la chambre à coucher un petit sanctuaire où il reçoit des offrandes, et comme il s’agit d’un culte secret, la statuette sera généralement couverte d’un tissu blanc. Le conjoint vivant devra dormir avec celle-ci une nuit par semaine. Ce genre de culte est encore très vivant et l’on peut facilement acheter au marché une figurine peinte de couleurs vives représentant celui ou celle qui refusait de se laisser oublier.
Des masques pour les danses
Des fêtes de divertissement comportant des danses masquées sont fréquemment organisées dans les villages baoulé, avec de nombreuses variantes. Elles durent toute une journée. Les femmes y tiennent un grand rôle, mais elles ne sont pas autorisées à toucher les masques, toujours portés par des hommes. Dans le spectacle du Goli, les masques les moins importants apparaissent les premiers. Quatre paires de masques arrivent successivement, deux par deux. D’abord une paire de masques ronds et plats, puis une paire de masques masculins à cornes, les Goli Glen, d’aspect effrayant, ensuite une paire de masques à cornes féminins, enfin deux masques de personnes dans la force de l’âge. Les masques qui apparaissent dans les spectacles de Goli, sans être de véritables portraits, sont souvent considérés comme des « masques-portraits », car ils ne sont pas sans liens avec des personnes vivantes dont ils donnent une image idéalisée. Les Baoulé, comme les collectionneurs d’ailleurs, voient en eux la manifestation la plus parfaite de cette forme d’art. D’autres danses masquées sont destinées à assurer le contrôle social, dans le cadre de cérémonies interdites aux femmes. Les hommes masqués interviennent pour protéger le village en cas de menace et jouent souvent le rôle d’une force policière qui impose des sanctions. La forme des masques utilisés varie, mais on retrouve toujours une tête d’animal à gueule rectangulaire avec de grandes dents.
Amateurs de belles formes, les Baoulé ont désiré également s’entourer, chaque fois que possible, d’objets rehaussés de sculptures. Les exemples sont innombrables, portes et tabourets sculptés, cuillers et récipients cérémoniels. Les poulies de métiers à tisser, tout comme les harpes ou les gongs et marteaux de devins, sont surmontés de minuscules figurines, tandis que les poids en laiton à peser la poudre d’or font défiler toute une comédie humaine.
WASHINGTON, National Museum of African Art, 7 février-9 mai
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Le monde occulte des Baoulé
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°504 du 1 mars 1999, avec le titre suivant : Le monde occulte des Baoulé