Le Centre Pompidou consacre une importante rétrospective à Ettore Sottsass qui vient à point nommé pour nous aider à comprendre le succès qu’a connu ces vingt dernières années le métier de designer. Le créateur austro-italien né en 1917 à Innsbruck, mais installé en Italie depuis 1929, en est l’un des meilleurs représentants.
PARIS - Sur les deux niveaux du forum du Centre Pompidou s’amoncellent, comme autant d’offrandes éparpillées dans le tombeau d’un prince de l’éclectisme, quelques uns des archétypes incontournables de l’esthétique contemporaine : une bibliothèque en forme de totem anthropomorphique (Carlton, Memphis, 1981), une célèbre machine à écrire au plastique rouge-révolutionnaire (Valentine, Olivetti, 1969), quelques projets d’architecture "déconstruite" disséminés aux quatre coins de la planète. Joyeux et coloré, le travail d’Ettore Sottsass offre une vision saisissante du caractère ruiniforme de la culture contemporaine. Il traduit la libération progressive des codes et usages conventionnels qui accompagna l’expansion de la société de consommation depuis l’après-guerre. Membre éminent du Pop’Art, ami des écrivains beatnik, Ettore Sottsass est l’un de ceux qui dessinèrent dans les années 60 les contours de la "contre-culture". En faisant de la contestation de la civilisation capitaliste "aliénante" le premier pas d’une revendication humaniste nouvelle, le programme de ce mouvement de pensée était limpide : profiter de l’expansion d’une civilisation de masse pour rediffuser, par le biais de l’anti-design, le plaisir, l’humour, l’esprit, le langage, et le sens, que la civilisation technicienne laminait de part en part.
Stratégie globale
Bien plus qu’une simple discipline supplémentaire, le design est alors pour Ettorre Sottsass l’instrument d’une stratégie globale qui l’oblige à traverser les disciplines (architecture/décoration/design), les codes (moderne/classique) et les hiérarchies (arts majeurs/arts mineurs), pour instiller en chacun d’eux l’esprit de cette revendication nouvelle. Cette stratégie culmina au début des années 80 avec la production des groupes Alchymia et Memphis, qui emblématisa la réconciliation d’une production artistique ambitieuse avec une esthétique "populaire". La décoration des magasins Fiorruci et Esprit – faite de stratifiés colorés à la manière du faux marbre et de colonnes antiques en néon rose – contribua largement à diffuser cette esthétique. Ainsi les objets totémisés qui ressortent de cette dernière époque, et que l’exposition nous convie à découvrir en premier lieu, ont-ils, avant tout, valeur de manifeste.
Élégance raffinée
Mais derrière le cynisme apparent de cette pensée qui sut si bien faire coïncider démarche artistique et commerce, l’exposition, dont la scénographie a été conçue par Sottsass lui-même, révèle les aspects plus secrets de l’œuvre du designer. Ainsi découvre-t-on que la fresque surexposée du premier niveau cache, à l’étage inférieur, des trésors de générosité, d’élégance raffinée, et de pertinence fonctionnelle. Le travail réalisé dans les années 60 pour Olivetti, démontre que, lorsqu’elle est confrontée à des objets soumis aux plus grandes contraintes fonctionnelles, la rhétorique de Sottsass sait parfaitement s’adapter et s’effacer. Ainsi remarque-t-on à peine quelques jambages de tables de bureaux et autres boîtiers de machine à écrire qui bifurquent subrepticement vers une esthétique du calligramme, tandis que la couleur est toujours présente mais jamais envahissante.
Une série de lithographies intitulée Le Monde comme fête, datée de 1972, permet de percevoir la globalité de la vision du designer : celle d’une civilisation réconciliée avec elle-même par la grâce d’un design planétaire. En contrepoint, une série de colonnes en céramique colorée intitulée Menhir, Ziggurat, Stupas, Hydrant and Gaz Pumps fait apparaître le goût de Sottsass pour les formes prototypiques autour desquels se nouent les pratiques rituelles et religieuses que différents voyages, en particulier au Sahara et en Inde, lui ont fait connaître.
La partie centrale amplifie cette perception. Consacrée à des objets à finalité presque exclusivement ornementale (vases, bijoux, poteries), réalisés selon des techniques artisanales (verre de Murano, porcelaine de la Manufacture nationale de Sèvres), elle nous confronte à des formes qui n’ont plus à proprement parler d’âge, de style, ou même de fonction, mais auxquelles l’élégance colorée confère une aura véritablement émouvante. Au centre de la travée, un petit tabernacle abrite une dernière série de céramiques, installée en second jour derrière un voile noir translucide. Intitulées Céramique des ténèbres, elles nous parlent évidemment de la mort, et peut-être du secret. Le vocabulaire est réduit à sa quintessence : quelques taches de couleurs, un peu d’or ou d’argent, se détachent sur un fond noir. Il n’y a plus qu’un seul motif, récurrent, celui du cylindre ou du cercle, sur lequel – symboliquement – l’exposition se conclut.
Postmodernisme
Dans tous les textes qui accompagnent l’exposition, en particulier ceux du catalogue (lui aussi conçu par Sottsass), un mot brille par son absence : celui de postmodernisme, mouvement auquel l’œuvre de Sottsass est traditionnellement rattaché. Mais il est vrai que l’ensemble de l’exposition nous enseigne que les apparences sont trompeuses, et qu’il n’y a pas lieu d’enfermer un travail dans une catégorie, quand celui-ci fait œuvre d’esprit.
Ettore Sottsass, Centre Pompidou, Forum, jusqu’au 5 septembre.
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Le manifeste caché d’Ettore Sottsass
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Le manifeste caché d’Ettore Sottsass