Le Louvre s’étonne lui-même. Le musée aurait-il envie d’abattre ses cloisons, de s’ouvrir, avec les « autres cultures », à d’autres disciplines, de pimenter ses cimaises d’un peu d’art contemporain, de laisser entendre dans ses catalogues les discours de l’ethnologie, de la psychanalyse ou de la critique littéraire ? Deux expositions invitent à se poser la question.
PARIS - “Posséder et détruire. Stratégies sexuelles dans l’art d’occident” plonge les visiteurs dans une atmosphère de cave : murs noirs, dédale de cabinets, savant labyrinthe où le voyeurisme est mis en scène. On se cogne, on se croise, on lorgne, on louche, on hésite à s’attarder de peur d’être vu devant un dessin montrant Léda ou Apollon et les muses. Régis Michel, commissaire unique, seul rédacteur du catalogue, tient un discours provocant, mi-parodique mi-sérieux, sur des panneaux dont les titres donnent le ton : “Poussin ou l’inversion des sexes, Greuze où l’inceste, David ou la peinture pédophile, Géricault ou le coït sadique, Delacroix : journal d’un masochiste, Ingres et le saphisme, Degas l’exhibitionniste...” Le visiteur ricane, n’ose pas comprendre, revient sur ses pas. Certains se moquent, et c’est facile. Il suffit de lire : “Avec Luca Penni, le paroxysme de l’agôn est la matrice de l’éros, c’est-à-dire de l’orgasme. La mêlée sauvage [...] n’est plus qu’un coït collectif où prospère aveuglément la frénésie du même”. Le même... et l’autre, lisez donc Gilles Deleuze. Car la méthode de Régis Michel consiste à confronter des textes et des dessins, comprendre un autre Greuze en lisant Sade, un autre Signorelli en lisant Freud, un nouveau Rembrandt peintre et martyr à l’ombre de Jean Genet, David et Girodet grâce au commentaire que Roland Barthes a fait de Sarrazine de Balzac.
Si l’on ignore toute cette bibliothèque de textes fondamentaux, que fait-on ? On redécouvre, avec une joie adolescente, parce que c’est au Louvre, parce que c’est un conservateur qui parle, ce que l’on a toujours su voir mais pas toujours voulu dire : que Léda est aussi zoophile que Ganymède, qui masque ainsi maladroitement une homosexualité à coloration gérontophile, que les baigneuses d’Ingres, de leur côté, sont probablement lesbiennes et heureuses de l’être, que Michel-Ange est hanté par le body building florentin, que la Rébecca de Delacroix aime être attachée. Chacun, selon ses phantasmes et ses souvenirs de musée, peut jouer à compléter la liste. Ce n’est pas le sexe qui entre au Louvre : pour la première fois, on vous y explique qu’il y était déjà, dans la plus complète variété.
Et si le sexe – “la sexualité”, pour parler comme Michel Onfray, André Comte-Sponville et les curés de nos paroisses – vous indiffère ? Ne vous privez pas de cette belle exhibition : jamais vous ne verrez autant de dessins de Signorelli pour les fresques d’Orvieto, la série des études de Degas pour la Scène médiévale (Musée d’Orsay), le comique Jugement de Midas de Girodet, lui aussi à mi-chemin entre la parodie, le pastiche et l’ironie – qui “vaut métaphore” de ce parcours (pour parler en Régis Michel, quand il veut dire, en peu de mots, que c’est une sorte de mise en abîme compliquée de synecdoque). Midas est comme le touriste égaré dans ce tourbillon : il sent pousser ses oreilles d’âne.
Le temps pluriel
Le temps, vite ! Que veut dire ici le Louvre, en concurrence avec le Centre Georges-Pompidou et la prochaine exposition des Archives nationales ? Il s’agit, cette fois, non de retrouver la vie, ses déviations et ses obsessions, derrière des incarnations mythiques, mais de relire les œuvres qui, de l’Antiquité à nos jours, ont exploré les figures du temps. Le choix opéré par les commissaires est là encore “suggestif”. Le Louvre regorgeait, lui aussi, d’excellents exemples, du Zodiaque de Denderah aux Saisons de Poussin. L’art est long, le temps court. Le choix s’est porté sur des œuvres moins connues, permettant de comprendre comment les artistes ont illustré l’instant de la création ou réfléchi sur la postérité. Défilent ainsi quelques mythes fondateurs, de Démeter aux Parques, sans oublier le vieillard Temps lui-même, dans un parcours subtilement chronologique – bien sûr – et thématique. Le thème des âges de la vie est retracé depuis les plaquettes mésopotamiennes jusqu’aux meubles de Georges Lacombe, le “Nabi sculpteur”. Choix partiel et partial, mais qui a le mérite d’inviter le visiteur à poursuivre lui-même, au Louvre et ailleurs, cette exploration. Capter l’instant, image terrestre de l’éternité, c’est le propos de Nadar photographiant Baudelaire – qui bouge – , de Fragonard avec ses figures de fantaisie, de La Hyre avec les Joueuses de dés : une femme sourit, une tuile tombe du toit, mais elle ne la voit pas. L’espace de peinture noire qui sépare son visage du rectangle ocre un peu ébréché s’appelle le temps.
La dernière œuvre a été commandée à Christian Boltanski : Objets trouvés au Louvre. Micro-exposition dans l’exposition, “valant métaphore”, constituée des objets oubliés par les visiteurs entre le 1er et le 31 mars 2000. L’œuvre sera renouvelée fin avril. Une dame, devant la vitrine, voulait qu’on lui rendît ses lunettes. Qui lui expliquera que le temps les a, en un instant, métamorphosées en œuvre d’art et qu’elles ne lui appartiennent plus ? Le catalogue se clôt sur un texte de Krzysztof Pomian qui réfléchit précisément sur “le musée et le temps”, déjà paru dans un remarquable volume de mélanges offert au professeur Antoine Schnapper, Curiosité (Flammarion, 1998). Il constitue la meilleure des méditations au sortir de cette double visite.
- POSSÉDER ET DÉTRUIRE. STRATÉGIES SEXUELLES DANS L’ART D’OCCIDENT, jusqu’au 10 juillet, Musée du Louvre, hall Napoléon, tél. 01 40 20 51 51, tlj sauf mardi 9h-17h45, mercredi 9h-21h45. Catalogue par Régis Michel, env. 300 ill. n&b, 245 F.
- L’EMPIRE DU TEMPS. MYTHES ET CRÉATIONS, jusqu’au 10 juillet, Musée du Louvre, hall Napoléon, tél. 01 40 20 51 51, tlj sauf mardi 9h-18h, mercredi 9h-21h45. Catalogue par Annie Caubet, Patrick Pouyssegur, Louis-Antoine Prat, 288 p., 220 ill. n&b, 60 ill. coul., 340 F.
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Le Louvre provoque et gagne
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°104 du 28 avril 2000, avec le titre suivant : Le Louvre provoque et gagne