Assez célèbre au milieu du XIXe siècle pour ses travaux en électrothérapie, le docteur Duchenne de Boulogne reste connu aujourd’hui pour le diagnostic de la myopathie, ainsi que pour ses expérimentations photographiques des années 1850. L’École nationale supérieure des beaux-arts expose avec minutie les collections uniques qu’elle détient, également prétexte à un retour au « thème imposé » pour les étudiants.
PARIS - L’ambition du docteur Duchenne était à la mesure du champ libre ouvert par les applications de l’électricité au milieu du XIXe siècle : dresser une “orthographe de la physionomie en mouvement” et faire connaître, “par l’analyse électro-physiologique et à l’aide de la photographie, l’art de peindre correctement les lignes expressives de la face humaine”. Le programme mêle ainsi d’emblée des intentions scientifiques, physiologiques et artistiques. Il s’agit alors, en appliquant à certains endroits précis du visage des embouts métalliques (rhéophores) reliés à une machine à induction – ne produisant aucune douleur – de provoquer, par un faible courant électrique, la contraction de muscles particuliers qui confère au sujet des “expressions” variées. Duchenne élabore pour cela une technique moderne rejetant la dissection ou autre effraction corporelle. Cependant, la principale originalité de l’expérimentateur est de ne pas se fier au dessin pour rendre compte des effets obtenus, mais de saisir la fugacité relative des mouvements par la photographie, qui est pourtant loin d’être instantanée à cette époque. La technique (prise de vue au collodion humide sur verre) en est même encore incertaine en 1852, lorsque Duchenne établit son projet, qui aboutit en 1856-1857 avec l’aide manifeste, reconnue mais mal délimitée d’Adrien Tournachon, frère de Nadar.
Duchenne utilise sept personnages modèles – un vieillard édenté en sujet principal, une petite fille, une femme, un jeune homme – et retient une centaine d’images publiées en 1862 dans Mécanisme de la physionomie humaine, ou analyse électro-physiologique de l’expression des passions applicable à la pratique des arts plastiques. Les sujets en buste, ou recadrés sur le visage, souvent accompagnés du Dr Duchenne maniant ses électrodes, exhibent les réactions musculaires qui laissent transparaître physiologiquement l’attention, la méditation, la contention, le mécontentement, la “pensée sombre”, l’agression, la dureté, la “souffrance profonde avec résignation”, le souvenir douloureux, la bienveillance, le mépris, le dégoût... et même la lubricité, le cynisme, la paillardise.
Technique accomplie avec une pratique de l’agrandissement très rare à cette époque – à l’origine des exemplaires uniques de l’École des beaux-arts –, et images singulières qui donnent l’impression d’assister à quelque rituel plus ou moins douloureux et pervers, aux prises avec un instrumentarium énigmatique omniprésent. Rien n’est très clair en effet du statut des expériences, de leur contexte et des intentions de Duchenne, de l’apport à la physiologie comme à la science ou aux arts. Il rencontrera peu de succès, et le Mécanisme resterait une singularité électro-photographique du siècle – bien que la photographie participe de plus en plus aux études médicales – si, vers 1871, il ne connaissait deux développements positifs : avec le choix, par Darwin, d’illustrations de Duchenne pour son Expression des émotions (1874) et l’entrée à l’École des beaux-arts du fonds d’images actuellement conservées pour conforter l’enseignement de morphologie de Mathias Duval. Ce qui lui assurera une postérité, mais cela suffit-il à fonder une démarche qui se voulait rationnelle, appuyée sur la double autorité de l’électricité et de la photographie ? Les retombées expressives au service des arts sont bien minces : à une époque où Courbet a déjà accompli son œuvre et l’Impressionnisme prend le relais, où Charcot s’interroge sur l’hystérie, quel peut être l’attrait d’une représentation exacte de “prière extatique, avec saints transports d’une pureté virginale”, du “doux ravissement de l’amour divin”, ou de “bonheur maternel mêlé de douleur” ?
Si l’exposition de l’Énsb-a démontre la rigueur expérimentale du bon docteur, on ne peut se départir d’une impression de facticité, amplifiée par la réaction des étudiants de l’École, invités à “un regard neuf sur des œuvres du passé” – 35 projets au rez-de-chaussée – où se mêleraient l’irréductible confiance dans le médium photographique et la reviviscence d’une démarche sans descendance. Les variations, parfois laborieuses et convenues, déployées sous le titre “Visage et expressions”, ne font que faiblement écho à des préoccupations physiologiques “expressives” bien dépassées. Les participations les plus marquantes se situent plutôt dans la dérision, où l’on retiendra le Lifting d’Ali Mahdavi et la vidéo interactive (judicieusement placée à la sortie de l’exposition Duchenne) de Hadad et Simonini. Mais le docteur ne s’y reconnaîtrait pas.
DUCHENNE DE BOULOGNE : LA MÉCANIQUE DES PASSIONS. Collections de l’École nationale supérieure des beaux-arts ; et VISAGE ET EXPRESSIONS : ASPECTS CONTEMPORAINS, jusqu’au 4 avril, Énsb-a, 13 quai Malaquais 75006 Paris, tél. 01 47 03 50 00, tlj sauf lundi 13h-19h. Catalogue 220 p. environ, 100 ill., 250 F.
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Le laboratoire des passions électriques du Dr Duchenne
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°77 du 19 février 1999, avec le titre suivant : Le laboratoire des passions électriques du Dr Duchenne