Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Il me peignait, mais j’aurais plutôt juré qu’il me prenait. Cet homme qui me fait si souvent poser ne m’a jamais touchée et, pourtant, combien de fois ai-je ressenti ses mains là où ça n’était que le bruit léger de son pinceau sur la toile, combien de fois ai-je cru éprouver son souffle sur ma chair dévoilée, là où ce n’était que son œil – mais quel œil ! – qui fouillait ce que j’osais à peine lui laisser deviner. Il faut dire que l’autre jour, c’était pour une scène de baiser qu’il m’avait demandé de venir dans son atelier, au Louvre. Oh, pas avec lui, certes, avec un modèle, comme moi, qu’il me demandait d’enlacer pendant que celui-ci enfouissait son visage dans ma chemise qu’il venait de trousser. C’était drôle comme un jeu d’enfant et troublant comme quelque chose d’interdit. Le pauvre jeune homme que Fragonard avait engagé semblait bien timide, et se sentant de trop, tant on ressentait chez le peintre un appétit avec lequel il aurait été difficile de rivaliser. Tandis qu’il nichait son petit museau adolescent dans mon sein, j’avais l’impression qu’il venait se réfugier au lieu de jouir par tous ses autres sens de ce qu’il était désormais bien trop près pour voir. Quant à moi, qui certes n’y voyais guère mieux, toute collée que j’étais à cette joue rosie par la timidité et le plaisir, j’éprouvais. Oui, j’éprouvais pleinement, par le toucher et par l’ouïe.
Car, pour que nous puissions être agencés convenablement afin d’entrer dans la petite toile ovale qu’il avait prévue à cet effet, Frago – c’est ainsi qu’il m’a demandé de l’appeler – nous a littéralement traités comme si nous étions une sorte de pâte à peindre, qui ne demanderait qu’à prendre forme dans sa dure main d’homme. C’est ainsi qu’il nous a entrelacés, décoiffant l’un et recoiffant l’autre, bougeant une main, froissant une chemise, remontant un oreiller… À la fin, je ne savais plus ce qui était moi et ce qui était ce brave Baptiste, que je tenais dans mes bras comme si nous étions tous les deux sur une balançoire mue par un lent mouvement, perpétuel et voluptueux.
Et puis il y avait ce bruit, ou plutôt ce frottement qui semblait comme une respiration vive dans mon oreille à l’acuité soudain exacerbée. C’était, je le savais, le son que produit le pinceau quand il touche la toile. Et le pinceau de Fragonard, je puis en témoigner, vient et revient, touche et heurte, caresse et frappe son tableau avec une sorte de frénésie qui, quand j’ai commencé à poser pour lui, me faisait un peu peur. C’était au début de cette année, et il m’avait fait venir avec mon amie Ninon et deux petits chiens qui avaient l’air de deux adorables touffes de poils. Moi, alors, j’étais bien timide, et je n’acceptais de poser que couchée sur le ventre, mais Ninon, qui n’a pas froid aux yeux, s’était levée si vivement que sa chemise s’en était envolée. Frago était si content, nous avions bien ri. Mais, l’autre jour, pendant qu’il peignait notre baiser, j’ai senti qu’il y avait là quelque chose de sérieux que je ne saurais nommer. Quelque chose qui avait à voir avec ce que cet homme appelle la peinture, qui, s’il m’avait prise autrement qu’avec son œil et son pinceau, se serait peut-être brisé.
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Le jour où... Fragonard a peint Le Baiser
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°684 du 1 novembre 2015, avec le titre suivant : Le jour où... Fragonard a peint Le Baiser