Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.

Le jour de 1914 où... Mondrian a peint Océan

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 25 août 2014 - 543 mots

C'est donc ça, la guerre : un exil intérieur ! Me voilà pris au piège, dans mon propre pays, ces Pays-Bas que j’avais quittés en 1912 pour Paris, la ville absolue de l’art.

Une fois de plus, je me retrouve tel un isolé. Tentons de faire de cette situation un avantage. Paris m’avait permis de m’émanciper des Pays-Bas, de m’éloigner de l’École de La Haye à qui je dois ma formation, afin d’aboutir à cette rupture tant désirée, peut-être que ce sont les Pays-Bas, désormais, qui me libéreront de Paris. Il faut dire que je me suis jeté dans la gueule du loup ! Quelle idée d’accepter de retourner à La Haye ? Certes, l’invitation était belle : exposer à la Galerie Walrecht seize compositions qui sont le fruit de tout mon travail parisien depuis presque trois ans et la preuve même de mon émancipation. Mais voilà, nul n’est prophète en son pays, surtout quand il y revient à la façon d’un enfant ingrat. Je suis rentré en juin, la guerre a été déclarée en août, et je suis bloqué ici. Pour combien de temps ? Qui le sait.

Je songe à Guillaume Apollinaire. Où est-il maintenant ? Et Braque, dont on dit qu’il est mobilisé, et tous mes amis parisiens, que, peut-être, je ne reverrai jamais. Les mots d’Apollinaire, que je me suis si souvent répétés depuis qu’il les a écrits l’an dernier, me reviennent aujourd’hui comme une obsession, et un mot d’ordre : « Mondrian, issu des cubistes, ne les imite point. Il paraît avoir avant tout subi l’influence de Picasso, mais sa personnalité reste entière. » Mon cubisme, disait-il, est « très abstrait ». Alors, soyons entier, et que cet exil fasse de moi, enfin, un homme libre ! Les cubistes refusent les conséquences de leur propre révolution plastique. La sensibilité moderne ne peut se réduire à l’intégration de multiples points de vue, elle doit tendre vers une langue plastique directement universelle et rationnelle. Si être « abstrait » veut dire quelque chose, c’est bien cela. Alors, puisque la guerre a mis d’infranchissables frontières entre Picasso et moi, que de cette contrainte naisse un art qui ne sera qu’à moi, qui ne sera que moi. Je construis des lignes et des combinaisons de couleurs sur des surfaces planes afin d’exprimer, avec la plus grande conscience, une beauté générale. La nature m’inspire, me met, comme tout peintre, dans un état émotionnel qui me pousse à créer quelque chose, mais je veux rester aussi près que possible de la vérité et tout extraire, jusqu’à ce que j’atteigne au fondement des choses. Je crois qu’il est possible, grâce à des lignes horizontales et verticales construites en pleine conscience, mais sans « calcul », suggérées par une intuition aigüe et nées de l’harmonie et du rythme, que ces formes fondamentales de la beauté, complétées au besoin par d’autres lignes droites ou courbes, puissent produire une œuvre d’art aussi puissante que vraie.
Ce matin, j’ai travaillé à un grand dessin au fusain et à la gouache sur papier, qui s’appellera Océan. Ce sont juste quelques signes réduits à ce qu’ils ont de plus élémentaires : la verticalité de l’homme face à l’horizontalité de la mer et du ciel. La nature, ici, n’est pas le sujet, mais l’impulsion. Et celle-ci, il a fallu que je sois coincé aux Pays-Bas pour la trouver.

« Mondrian et ses ateliers »

Tate Liverpool (Royaume-Uni), du 6 juin au 5 octobre, www.tate.org.uk

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°671 du 1 septembre 2014, avec le titre suivant : Le jour de 1914 où... Mondrian a peint Océan

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