Le Jardin des délices, peint
par Jérôme Bosch vers l’an
1500, attise les spéculations
et les théories en tout genre.
Les éditions Hazan publient les recherches érudites et novatrices de Reindert Falkenburg. Plongée dans un tableau infernal…
De ce triptyque énigmatique, il n’existe qu’une modeste description, donnée en 1517 par un témoin oculaire, perplexe devant cette composition diluvienne entraperçue au palais du comte Henri III, à Bruxelles, « où sont figurés des mers, des cieux, des forêts, des champs et bien d’autres choses, les unes sortant d’un coquillage marin, les autres déféquant des grues, des femmes et des hommes, blancs et noirs, dans diverses occupations et attitudes, des oiseaux et animaux de toutes sortes représentés avec beaucoup de naturel, des choses si plaisantes et fabuleuses qu’il est impossible de les bien décrire à ceux qui ne les ont point vues. » Rien, pas une archive, pas une date. Seuls des tableaux, par dizaines, réalisés par des suiveurs de Bosch, lesquels, en copiant leur mystérieux aîné et en s’inspirant de sa sève, permettent d’approcher un peu la singularité de ce Jardin magnétique, conservé au Prado. Aussi l’auteur, Reindert Falkenburg, commence-t-il par étudier ces rejetons divers qui trahissent la complexité de la matrice originale et l’inscrivent dans une tradition spécifique, celle de la cour de Bourgogne. Autrement dit, si le sens du tableau nous paraît aujourd’hui crypté, il l’était moins pour des hommes familiers des textes religieux, des bestiaires populaires, des farces et des jeux émaillant le quotidien et habitant l’imaginaire collectif.
Discutant toutes les hypothèses précédentes, affrontant toutes les difficultés scabreuses, convoquant toutes les sources possibles, usant de comparaisons imparables avec les œuvres littéraires et plastiques – dessins, enluminures et gravures –, Falkenburg dessine une réflexion « rhapsodique », tout à la fois réjouissante et encyclopédique, afin « d’identifier la singularité du tableau par rapport aux traditions picturales, syntaxes visuelles, pratiques mnémoniques et autres habitudes interprétatives ».
Avec une science du détail digne de Daniel Arasse, avec une perspicacité iconologique digne d’Erwin Panofsky, l’auteur défend l’idée d’une œuvre syncrétique, aucunement fermée sur elle-même, au contraire : Bosch aurait imaginé un « sujet de discussion », une gigantesque machine destinée à (faire) travailler le regardeur, à susciter sa mémoire et sa capacité de recomposition. Le Jardin des délices ne serait donc pas une ode à la licence et à la luxure mais une réflexion sur l’humanité qui, créée à l’image de Dieu, perdrait son innocence et son identité originelles sous l’empire des forces infernales.
Les superbes macrophotographies et le remarquable travail d’édition étaient un discours savant et hospitalier : en dépit de son érudition, tout le monde peut se retrouver dans cette somme ébouriffante. Ce splendide volume relié sous jaquette et coffret n’est donc pas qu’un beau livre, de ceux que l’on offre à Noël, il est aussi un livre immense, de ceux que l’on garde toute sa vie, comme pour mieux se réchauffer au soleil de la culture.
1 La création infernale
Le triptyque conçu par Jérôme Bosch – dont on oublie souvent qu’il représente en grisaille, une fois les volets fermés, l’orbe terrestre – figure, dans sa partie centrale, le jardin des délices, à proprement parler une scène que flanquent à gauche la représentation du Paradis et, à droite, celle de l’Enfer. Cette scène, logiquement disposée dans la séquence paradisiaque, est d’une grande subtilité. Le Créateur n’a pas le visage du Père, mais celui, serein et juvénile, du Christ, manière de suggérer que Dieu fit l’homme à son image et que la vision de Jésus permet d’accéder à celle de Dieu. Ève est ici unie à Adam, lequel touche de ses pieds ceux du Créateur. Ce geste délicat, conforme à la théologie érigeant le Christ en « Nouvel Adam », préfigure la Crucifixion et, en particulier, la position de Jésus dont les pieds croisés sont fixés sur la Croix par un seul clou. Bosch parvient à faire fusionner, sans jamais les représenter, deux images traditionnellement disjointes : la création d’Ève et l’institution du mariage.
2 La fontaine hybride
Un rocher noir serti de pierres précieuses émerge de l’eau et constitue la base d’un long rhizome rose. Bosch livre des figures anthropomorphes – ainsi, avec sa gueule et ses yeux inquiétants, la tête surplombant le disque inférieur – et combine l’organique et l’inorganique. L’image qui en résulte est savamment hybride, étymologiquement monstrueuse. Ce végétal bulbeux est une fontaine jaillissante, cette source de la vie (« fons vitae ») qui irrigue le Paradis et les Écritures. Mais, avec ses excroissances et ses bourgeonnements, ses branches pointues et ses rameaux acérés, cette fontaine est ambiguë, volontiers menaçante : elle renvoie à l’arbre des vertus et à l’arbre des vices. Elle imbrique plusieurs formes mentales que les contemporains du peintre savaient alors décrypter sans peine. Aussi, nichée dans la cavité de la base circulaire, la chouette est un délicieux indice du mal qui toujours rode : l’animal, rappelle Falkenburg, n’est-il pas une allégorie du diable, ce chasseur d’oiseaux attirant les âmes pour mieux les attraper ?
3 La débauche ambiguë
Des corps, à n’en plus finir. Qui s’entrelacent, s’imbriquent et se mélangent. Des corps blancs et languides. Des corps automates, manipulés par les lois du désir et de la passion. Des corps qui jouent, s’amusent et se contorsionnent, se tordent dans ce gigantesque « Luna Park » qui, selon l’auteur, évoque les fêtes données à la cour de Bourgogne, quand s’entremêlent la bête et l’humain, le monstre et l’homme. L’ordre subversif du jeu est partout. Rien ne le contredit. Un homme, assis dans un gobelet géant, reçoit la becquée d’un énorme canard ; un autre dévore une fraise immense ; des êtres lactescents s’emmêlent dans une scène profuse, les corps s’effleurent, s’attouchent et s’emboîtent. Tandis que des scènes renvoient au Roman de la Rose – avec ses chuchotements et ses analogies sexuelles –, Bosch reprend, en les enfreignant, les codes de l’amour courtois : des protagonistes cueillent des fruits éminemment sauvages et voluptueux tandis qu’un personnage saisit une fleur dans l’anus de l’un de ses compagnons. Le monde comme un gigantesque bordel.
4 L’arbre déchu
Quoi de plus inquiétant que cet homme-arbre qui, la tête tournée vers le spectateur et le buste tronqué, paraît regarder vers nous ? La nature composite de ce personnage rappelle certaines fantaisies et certaines farces contemporaines : nombreux sont alors les êtres sens dessus dessous, avec « leur visage de postérieur » et leurs connotations démoniaques. Cette figure évoque les « représentations tératomorphes des vices telles qu’on les trouve dans les traités encyclopédiques », quand des âmes font une ronde sur le haut de sa tête et que des « prostituées démoniaques dansent au son d’une cornemuse phallique ». Il s’agit là d’une « région de dissemblance », c’est-à-dire d’un monde déchu, mobile, d’un cloaque infini où règnent le Mal et l’Informe, où pullulent les sanctions spirituelles comme la misère corporelle. Anthropomorphe, cette figure énigmatique trahit le règne luciférien et érige la tentation en faute : l’Enfer peut donc être « n’importe où et partout. » Le monde, ce lieu de pénitences.
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Le Jardin des délices de Jérôme Bosch
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Abonnez-vous dès 1 €Reindert L. Falkenburg, Bosch. Le Jardin des délices, éditions Hazan. 280 p., 74 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°686 du 1 janvier 2016, avec le titre suivant : Le Jardin des délices de Jérôme Bosch