À Châlons-en-Champagne, l’exposition fonctionne un peu comme ces énigmes qu’un détective extralucide résout à partir d’indices épars et, pour le commun des mortels, peu frappants. Les indices, ici, sont les 83 pièces d’art médiéval, prêtées ou déposées par le Louvre au musée de Châlons, auxquelles s’ajoutent 54 œuvres issues du fonds de la ville champenoise, amplement modelée par les architectures romane et gothique.
En plaçant ces indices (chapiteaux, modillons, reliefs, gisants, culots, stalles, statues…) dans l’ordre chronologique, avec le soutien de textes sobres et précis, les commissaires de l’exposition mettent en évidence les tâtonnements, les mutations par lesquelles, à partir du XIIe siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui le « gothique » a progressivement supplanté le « roman ».
Par leur nature fragmentaire, les œuvres présentées évacuent les grandes questions architecturales (arc en plein cintre ou arc en ogive, épaisseur des murs…), sur lesquelles se fonde d’ordinaire la distinction entre les deux styles. Elles suggèrent d’autant mieux le changement d’idée et de représentation qui est à l’œuvre dans l’avènement du gothique.
Avec ses créatures animales tout juste sorties d’un âpre désert, ses figures humaines réduites à de forts traits, l’art roman est encore plein d’une foi naïve, d’une force de contemplation, qui se passe volontiers de sujet : l’homme n’a pas besoin d’être représenté précisément. Il ne fait pas tellement attention à lui.
Avec le gothique apparaît un souci du détail, de l’anatomie, un penchant pour sa propre figure et les sentiments qu’elle reflète. De ce point de vue l’exposition présente des œuvres « mutantes », portant la trace de ces premières coquetteries, comme un vestige de plume sur le fossile d’un reptile. Ainsi cette tête d’homme barbu, d’une rusticité toute romane, sur laquelle apparaissent des rides, symptômes avant-coureurs du réalisme raffiné qui s’emparera bientôt des visages et des corps.
Dans les dernières œuvres exposées, datant du xve siècle, et en particulier dans les têtes de Christ, les traits sont tirés, les douleurs accentuées, l’émotion poussée à son comble. Il ne s’agit plus de plaire à Dieu mais d’impressionner le public. Nous appréhendons cette corruption du sentiment religieux que le critique d’art John Ruskin débusquait dans une église, à Venise, en s’apercevant que l’artiste avait sculpté seulement la moitié d’une statue tombale : l’autre moitié était de toute façon invisible aux yeux du public. Et Dieu n’était déjà plus là pour dénoncer la supercherie.
« Regards sur l’art médiéval », musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, place A. Godart, Châlons-en-Champagne (51), tél. 03 26 69 38 53, 1er juillet-15 janvier.
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Le diable gothique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°575 du 1 décembre 2005, avec le titre suivant : Le diable gothique