Fécondes et tourmentées, les dernières années de la vie du Caravage font l’objet d’une exposition exceptionnelle à Naples.
NAPLES - « Il était mat de peau et avait les yeux sombres, les cils et les cheveux noirs. Sa première façon, douce et pure, d’user de la peinture, fut la meilleure, car il […] se montra, à la louange générale, un excellent coloriste lombard. Mais il passa ensuite à une manière obscure, entraîné par son tempérament tourmenté et querelleur ; c’est ainsi qu’il lui fallut quitter tout d’abord Milan, et sa patrie ; puis il dut fuir de Rome et de Malte, se cacher en Sicile, affronter à Naples une existence périlleuse, et trouver sur une plage une mort miséreuse », raconte Giovanni Pietro Bellori dans ses Vies des peintres, sculpteurs et architectes modernes publiées en 1672. Malgré sa lecture partisane du style du Caravage (1573-1610), dont il goûtait peu en classicisant convaincu le provocant réalisme, Bellori brosse un tableau sans exagération des dernières années de la vie du peintre, marquées par une longue suite de rixes et de fuites.
Exceptionnellement féconde – les quatre années précédant sa mort, l’artiste réalise une quarantaine d’œuvres –, cette période est au cœur de l’exposition organisée par le Musée napolitain de Capodimonte et son directeur Nicola Spinosa, en collaboration avec la National Gallery de Londres, où elle sera ensuite présentée. Elle réunit, aux côtés des copies d’originaux perdus et des nouvelles propositions d’attribution, une vingtaine d’œuvres autographes peintes entre 1606 et 1610. Soit depuis la fuite précipitée du Caravage à Naples après le meurtre à Rome de Ranuccio Tomassoni (compagnon de jeu et d’aventure), jusqu’à sa mort près de Porto Ercole (Latium) le 18 juillet 1610, à l’âge de 37 ans. Entre ces deux dates, le peintre séjourne successivement à Naples, Malte, Syracuse, Messine et Palerme, puis à nouveau à Naples (lire l’encadré).
Illusionnisme
À chacune des étapes de ce périple, qui constitue le fil rouge de l’exposition, Le Caravage réalise des chefs-d’œuvre exaltant avec une sobriété et une ferveur nouvelles les aspects les plus crus de la réalité humaine (les Œuvres de miséricorde, l’Enterrement de sainte Lucie, le David de la Galerie Borghèse, le Martyre de sainte Ursule…). La confrontation, dès le début du parcours, des deux versions du Repas chez Emmaüs illustre cette évolution. Peinte en 1601, au faîte de sa carrière romaine, la composition de la National Gallery de Londres révèle un Caravage passé maître dans l’art de l’illusionnisme, mais aussi soucieux d’affirmer la virtuosité de sa manière. Les gestes sont théâtralisés, le dessin accompli, la perspective élaborée, la gamme chromatique riche et nuancée, la nature morte du premier plan savamment mise en scène. Autant d’éléments qui ont disparu dans la version de la Brera (Milan). Postérieure seulement de quelques années, et exécutée probablement juste après la fuite de Rome, alors que l’artiste trouve refuge chez le prince Colonna à Zagarolo (à 30 km de Rome), la toile offre une transcription plus intime et recueillie de l’épisode biblique. L’obscurité a envahi l’espace de la composition, les contours sont moins nets, les gestes plus mesurés que dans le tableau londonien. Cette recherche de simplicité est par ailleurs renforcée par une technique et une palette réduites à l’essentiel.
Également perceptible dans les réalisations effectuées lors du premier séjour napolitain (la Flagellation conservée à Capodimonte, la Crucifixion de saint André du Cleveland Museum of Art), cette nouvelle orientation gagne en intensité au cours des années suivantes. En témoigne l’énigmatique Amour endormi (1608), dont les chairs exsangues et le ventre ballonné évoquent un Cupidon moribond, bien éloigné de l’Amour vainqueur (Berlin, Gemäldegalerie) peint quelques années plus tôt, en 1602-1603. Ou encore l’Enterrement de sainte Lucie (1608) et la Résurrection de Lazare (1609), à la tonalité ambrée caractéristique des œuvres tardives. L’originalité et la force plastique de ces deux tableaux d’autel, dominés dans leur moitié supérieure par un simple pan de mur, leur confèrent une place à part dans ce spectaculaire parcours, au demeurant parfois curieusement construit.
Les cinq nouvelles propositions d’attribution sont en effet bizarrement réparties entre le milieu et la fin de l’exposition, au risque d’être prises pour des œuvres autographes – l’Annonciation (1609-1610) du Musée de Nancy voisine ainsi avec deux toiles à la paternité discutée, une Salomé et un Saint François en méditation (Fonds des Édifices de culte). Mais cette confrontation a le mérite de mettre en lumière la faiblesse de certains tableaux donnés au Caravage. La balle est maintenant dans le camp des experts de l’artiste...
Jusqu’au 23 janvier 2005, Musée de Capodimonte, via Milano 2, Naples, tél. (n° vert, à appeler de l’Italie) 848 800 288, ou 39 06 39 96 70 50, tlj sauf lundi, 9h30-19h30, www.caravaggioultimotempo.it. Catalogue (en italien uniquement), Electa Napoli, 192 p., 35 euros. Audioguides en italien et en anglais, 5 euros. L’exposition sera présentée à la National Gallery de Londres à partir de février 2005.
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Le Caravage, les années sombres
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Abonnez-vous dès 1 €1606 Meurtre de Ranuccio Tomassoni. Le Caravage fuit Rome (le Repas chez Emmaüs) et s’installe à Naples (la Flagellation, les Œuvres de miséricorde). 1607 Le peintre est à Malte, accueilli puis chassé par les Chevaliers de Saint-Jean (Décollation de Jean-Baptiste). 1608 Période sicilienne (l’Enterrement de sainte Lucie, la Résurrection de Lazare). 1609 Deuxième séjour napolitain (David et Goliath, le Martyre de sainte Ursule). 1610 Dans la perspective d’une grâce papale, Le Caravage s’embarque pour Rome. Il meurt, probablement de la malaria, avant d’avoir atteint sa destination.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°204 du 3 décembre 2004, avec le titre suivant : Le Caravage, les années sombres