Avec cette quatrième édition, la Biennale d’art contemporain de Lyon s’est donnée les moyens de se hisser au niveau des grandes manifestations internationales. Sur le thème de \"L’autre\", Harald Szeemann propose dans la halle Tony Garnier une exposition rigoureusement élaborée et presque classique.
LYON. "L’exposition en tant que moyen d’expression implique une douche écossaise entre le familier et la rupture." Mieux qu’aucune autre, cette phrase extraite de la postface d’Harald Szeemann résume les enjeux de cette quatrième Biennale de Lyon. Elle indique d’abord la prééminence d’un "je", qui, pour paraphraser le titre d’un livre récent du commissaire, se manifeste dans l’écriture de l’exposition. Cette mise en avant du commissaire a pu être critiquée par le passé avec quelque raison, quand elle reléguait les œuvres au simple statut d’ingrédients. En l’occurrence pourtant, et même si elle transforme la Biennale de Lyon en Biennale d’Harald Szeemann, une telle affirmation de la personnalité est difficilement contestable, puisqu’elle est l’indispensable instrument d’un rapport à l’autre. C’est de cette façon que le commissaire a pu traiter ce thème – pour le moins imprécis – imposé par la direction artistique de la Biennale. Du facteur Cheval, qui ouvre le rideau, jusqu’aux poissons de la Coréenne Bull Lee, on ne peut éviter de recomposer le portrait de celui qui nous parle et d’identifier ses goûts qui, pour être éclectiques, n’en sont pas moins affirmés.
Architecture mentale
L’écrivain d’exposition est un artiste plaisamment roué, un stratège accompli dont cette biennale révèle à nouveau toute l’étendue du talent. Quel que soit l’intérêt, et il est parfois douteux, des œuvres exposées, il parvient à les faire participer solidairement à une même architecture mentale et à leur offrir les meilleures conditions de visibilité. Les affinités entre les œuvres d’un Richard Serra et d’un Chris Burden, ou entre celles d’un Pierrick Sorin et d’une Pipilotti Rist sont assez évidentes pour n’être pas soulignées. Habilement dispersées à distance respectable les unes des autres dans l’immensité de l’espace, elles tissent différents réseaux que le visiteur attentif peut reconnaître. Ce principe acquis, la douche écossaise peut en effet être dispensée avec toute la vigueur requise : ainsi, aux réseaux minimaliste et télévisuel, historiquement déterminés, s’en greffent d’autres, qui relèvent pour l’essentiel de l’art brut, du kitsch, et encore d’un certain classicisme.
Compagnie kitsch
Ce dernier est le plus visible parce que le plus concentré. Au centre, disposés en cercle, trônent les extraordinaires faciès grimaçants que Franz Xaver Messerschmidt sculpta au XVIIIe siècle. Tout autour sont accrochés les interprétations d’Arnulf Rainer à partir de photographies de ces mêmes sculptures, un triptyque de Francis Bacon, huit portraits de la même femme dus à l’infatigable Franz Gertsch, Les jumelles de Jean-Olivier Hucleux, et trois portraits de Yan Pei-Ming. Avec les salles adjacentes, où sont présentés Otto Muehl, Rudolf Scharzkogler, Gunter Brus, Vincent Corpet et Nicolas Herubel, se dessine un espace muséal traditionnel. Mais on ne saurait prendre cette qualité muséale à la lettre : comme dans l’auditorium aménagé avec les canapés de Franz West, Harald Szeemann a voulu montrer la diversité des espaces de l’art ou, si l’on préfère reprendre le vocabulaire imposé, leur irréductible et nécessaire altérité. Les contrastes n’empêchent pourtant pas la continuité de l’exposition, qui est assurée par l’insistance sur le caractère fatalement obsessionnel de l’art, l’un des motifs favoris du commissaire, sinon sa thèse majeure. De ce point de vue, la tendance art brut, indiquée d’entrée par le facteur Cheval, relayée par des artistes moins connus comme l’Américain Emery Blagdon, ne surprend pas. L’art n’est pas (seulement) affaire de spécialiste, il est aussi le fruit inattendu d’un rapport à la dimension occulte du monde. En revanche, la ligne kitsch, sinueuse, est plus surprenante. Quelles que soient ses prétentions critiques dans une approche post-moderne, le kitsch n’est jamais, selon son sens propre, qu’une façon d’accommoder les restes. Les éphèbes d’Elisàr von Kupffer (1872-1942), les portraits de l’épouse d’Eugene von Bruenchenhein (1910-1983), les œufs ensanglantés d’Henry Ughetto, les babioles de Lene Reckenfelderbämer, l’autoportrait de Jeff Koons – qui toutefois n’était pas encore parvenu à destination au mois de juillet –, ou encore la créature de Mariko Mori n’emploient pas les mêmes restes. Mais ils les préparent avec un même pathos que la naïveté ou l’ironie ne parviennent pas à dissimuler. Dans la construction si avertie du "je" d’Harald Szeemann, ces artistes-là occupent peut-être la véritable place de l’Autre.
BIENNALE DE LYON, Halle Tony Garnier, jusqu’au 24 septembre, tlj sf lundi 12h-19h, vendredi 12h-22h. Catalogue sous la direction d’Harald Szeemann, RMN, 224 p., 190 F.
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L’Autre et le "je"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°42 du 29 août 1997, avec le titre suivant : L’Autre et le "je"