PARIS
Le Musée Jacquemart-André s’affranchit du mythe de l’artiste solitaire et propose un parcours qui retrace le fonctionnement d’un atelier de la Renaissance.
Paris. Les cartels d’une exposition font souvent sensation pour les choix tranchés qu’ils proposent : tel événement proposera d’attribuer telle toile à l’élève, plutôt qu’au maître. Et quelques années plus tard, lors d’un autre parcours, ce sera le maître, réhabilité, qui redeviendra l’unique auteur de la même toile, au détriment de l’élève, du suiveur ou du contemporain. Le Musée Jacquemart-André évite cet écueil en proposant une vision plus collective du travail artistique à la Renaissance.
Et c’est un des peintres les plus importants, Sandro Botticelli (1445-1510), qui fait l’objet de ce parti pris. Le poids de sa signature se mesure aujourd’hui en millions de dollars, comme le confirmait en janvier dernier l’attribution discutable d’un portrait au maître florentin, vendu chez Sotheby’s pour 92 millions de dollars. Voilà un cas de figure où la fièvre attributionniste, dopée par un marché des maîtres anciens en ébullition, ne pourrait tolérer l’ajout de la mention « et atelier » derrière le nom de l’illustre créateur.
Plutôt que de se ranger derrière le prestige d’une signature, le parcours du musée installe, dès la première salle, le contexte d’un réseau d’ateliers, tous liés de manière plus ou moins ténue, qui compose le paysage artistique florentin pendant les années de formation, puis d’exercice de Botticelli. Qui a peint quel tableau ? La sempiternelle question laisse place ici à une autre, plus vraisemblable historiquement : qui travaille avec qui ?
C’est ainsi que dans la seconde salle du parcours, le décor d’un cassone (ce coffre richement orné, cadeau de mariage prisé par l’aristocratie florentine) est signalé comme provenant de l’atelier d’Andrea del Verrocchio ou de l’atelier d’Antonio Pollaiuolo. La porosité entre les « botteghe » (ateliers) des artistes florentins ne permet pas de trancher, et autorise même les chercheurs à envisager des collaborations d’un atelier à l’autre autour d’une commande.
Les panneaux des cassoni permettent de comprendre à la fois la logique de commande qui guide la création artistique (tout projet est à l’initiative d’un commanditaire) et celle de l’atelier qui répond aux commandes. Dans le fonctionnement de ce dernier, le rôle du maître se limite parfois à quelques touches dans l’exécution finale, ses assistants réalisant le dessin qu’il a conçu. C’est ainsi qu’un panneau latéral, représentant le retour de Judith à Béthulie, est montré ici comme une œuvre de Botticelli et de Filippino Lippi, son élève le plus doué et fils de son propre maître, Filippo Lippi. Plus loin dans le parcours, c’est le nom d’un certain Simone Ardinghelli qui est associé, avec celui du maître, à la création d’une Vierge à l’enfant.
Si le mythe de l’artiste solitaire est écorné, il ne s’agit pas pour autant de minimiser l’importance de la figure du maître dans le processus de création. Une salle consacrée à l’application des dessins de Botticelli aux arts appliqués laisse comprendre le rôle de ce dernier, que résume bien le sous-titre anachronique de l’exposition « Artiste et designer ». Créateur de figures, de répertoires adaptables sous toutes les formes, peintures, marqueteries, broderies, Botticelli impose un univers visuel singulier qu’il peut décliner à l’infini.
D’une porte monumentale à une tapisserie, on retrouve ainsi reproduite la même Minerve pacifique, une création originale du maître qui satisfera plusieurs commanditaires à la fois. Le génie de Botticelli réside aussi dans cette capacité à décliner tout en variant légèrement la posture ou le contexte de la figure, permettant à son atelier de continuer à vendre un « best-seller » sans que son public ne s’en lasse.
Les séries de Vénus pudiques démontrent cette démarche, où une invention du créateur devient un modèle à succès. C’est une reprise de la figure centrale de La Naissance de Vénus conservée aux Offices, essentialisée sur un fond noir. Le succès de ces portraits dénudés, hors de tout contexte mythologique, est attesté par les biographes de Botticelli, mais aussi par la paternité de cette formule : on la retrouvera chez Lucas Cranach l’Ancien, ou plus près, chez Lorenzo Di Credi, dont une version est présentée dans l’exposition.
Pour rendre tout à fait intelligible la position de Botticelli au sein de son atelier, l’exposition manque toutefois d’une mise en contexte théorique sur les notions de « disegno » et le statut de l’artiste, en pleine mutation. Alors que les peintres souhaitent quitter peu à peu le statut d’artisan, pour rejoindre celui des arts libéraux, c’est la pratique du dessin, affirment-ils, qui les rapproche du poète et du musicien, et fait de leur travail une pratique intellectuelle. C’est pourquoi les seules œuvres authentiquement autographes de Botticelli dans l’exposition sont sans aucun doute les deux remarquables dessins issus des cent planches d’illustration de la Divine Comédie de Dante, une œuvre sur laquelle il travailla une décennie. Seul, cette fois.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°574 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : L’atelier de Botticelli