Le thème du corps est, depuis quelques années, central dans la production contemporaine comme dans la réflexion historique. L’exposition présentée à Marseille s’inscrit dans une longue série, de "L’Âme au corps" à "Féminin-Masculin", qui l’a déjà amplement traité.
MARSEILLE - Organiser cet été une exposition sur les rapports de l’art et du corps relevait de la gageure : depuis près de dix ans, l’art contemporain international, de Tokyo à Los Angeles, a retrouvé un grand intérêt à cette question, et de nombreuses expositions à caractère historique ont tenté d’en édifier la généalogie ou d’en faire la critique. Autant dire que le thème est devenu un cliché à part entière, avec tous les risques qui y sont attachés. De "L’Âme au corps" à "Identité-Altérité", Jean Clair en a donné une lecture qui entend s’opposer aux canons modernistes. Présentée à Beaubourg fin 1994, "Hors-limites" s’intéressait à l’art et à la vie, et "Féminin-Masculin" s’était préoccupée d’inventorier l’iconographie sexuelle, de Duchamp à aujourd’hui. A priori, il était donc difficile d’éviter le déjà-vu, les clichés, les redites, et plus difficile encore de renouveler l’approche de façon convaincante.
Puérilité
Le sous-titre de l’exposition marseillaise ("Le corps exposé de Man Ray à nos jours") entretient au contraire, non sans ambiguïté, une certaine continuité. Comme "Féminin-Masculin" pour l’aspect sexuel de la question, "L’Art au corps" s’en tient à la seule littéralité, s’épargnant ainsi toute perspective critique, et accepte pour acquise une "dématérialisation" de l’art sans en questionner ni l’origine ni le statut, sans en interroger ni les causes ni la destination. Ne sont envisagées ici, après un bref et insuffisant aperçu historique, que les pratiques mettant directement le corps en jeu dans différentes variantes de la performance, restituées la plupart du temps sous forme documentaire.
D’un point de vue stratégique ou, comme on voudra, d’un strict point de vue muséologique, il aurait été plus intéressant de mettre l’accent sur l’un des mouvement les plus importants dans le domaine, l’Actionnisme viennois. Souvent évoqué, présenté de façon fragmentaire et mal connu en France, l’art autrichien des années soixante a fait date et suscité nombre d’émules en Europe. Il constitue pourtant le point fort de l’exposition, au moins sous l’angle quantitatif. Günter Brus, Otto Muhl, Hermann Nitsch, Rudolf Schwartzkogler en sont les héros, qui ont converti ou perpétué la violence initiale de leurs travaux avec plus ou moins de réussite. On peut s’étonner de la rigueur formelle de la plupart des photographies de Schwartzkogler, et déplorer une nouvelle fois le caractère désespérément puéril des actions de Hermann Nitsch.
Conversions
Difficile, avec le recul (la plupart de ses "cérémonies" datent de près de trente ans) de ne pas y voir un stratagème culturel, de ne pas y déceler l’expression la plus attardée qui soit d’un désespoir hativement emprunté à Artaud, exploité dans le mépris de soi et de l’autre à des fins de sauvetage personnel. Ces actions, au cours desquelles étaient déversés des hectolitres de sang animal, se réfèrent directement à la symbolique christique et sont converties dans une forme de peinture avec une indigence constante. Cet art de l’abjection échoue même à réveiller les chimères qui l’habitent et renoue avec les conventions les plus éculées. Avec quelques nuances, on pourrait en dire autant de l’actionnisme à la française, représenté ici, une fois encore, par Michel Journiac, Orlan et Gina Pane.
Chacun a tenté de concilier régression et esthétisme avec un luxe de mise en scène qui les distingue sans doute de leur prédécesseurs viennois. La névrose y est cultivée avec la même grandeur dont ont pu s’inspirer des générations plus récentes, qui ont toutefois trouvé dans l’iconographie médico-sportive des parallèles stimulants. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le second volet de l’exposition, "La Mode au corps", présentée au Musée de la mode, a choisi le registre chirurgical pour présenter quelques robes. Si l’on excepte un petit nombre d’artistes, comme Bruce Nauman, Richard Serra et même Urs Luthi, qui ne sont pas ici à leur place parce qu’ils ne partagent pas cet esprit de soumission, on reconnaît dans "L’Art au corps" une adhésion, d’autant plus fâcheuse qu’elle est inconsciente, aux modèles coercitifs de la société contemporaine.
L’ART AU CORPS, LE CORPS EXPOSÉ DE MAN RAY À NOS JOURS, jusqu’au 15 octobre, Musée d’art contemporain, Marseille, tlj sauf lundi 11h-18h. Catalogue coédité par la RMN et les Musées de Marseille, 325 p.,480 F.
LA MODE AU CORPS, jusqu’au 15 octobre, Musée de la mode, Marseille, tlj sauf lundi 12h-19 h.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’art tient mal au corps
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : L’art tient mal au corps