Avec « Traversées », la cité poitevine s’ouvre au monde instable et pluriel de Kimsooja.
Poitiers. La mairie de Poitiers vient de lancer un important programme d’aménagement urbain autour du Palais des ducs d’Aquitaine. Le bâtiment du XIIIe siècle, sans affectation depuis le déménagement du tribunal, devrait à terme redevenir un endroit de passage, ouvert à la circulation et aux rencontres. « Traversées » annonce et préfigure ces transformations à venir. Emma Lavigne et Emmanuelle de Montgazon assurent la direction artistique de ce nouvel événement culturel. Elles ont choisi à cette occasion d’inviter en résidence la Sud-Coréenne Kimsooja, laquelle a souhaité à son tour s’entourer d’autres artistes. Fondé sur la notion de nomadisme, entre voyage et déracinement, son projet se déploie dans une vingtaine de lieux. Plutôt qu’un parcours balisé d’œuvres plus ou moins pérennes, Kimsooja s’est attachée à créer une « expérience de l’altérité et de l’hospitalité », un cheminement sensible qui fait écho à l’actualité migratoire.
Dans la vaste salle des pas perdus du Palais des Ducs, on est, pour commencer, convié à s’asseoir autour d’une immense table oblongue afin de pétrir patiemment une boule d’argile que l’on lancera ensuite sur le plateau de bois blond. Les petites sphères façonnées à la main ainsi mises en orbite forment la constellation collective d’Archive of Mind, sorte de billard cosmique. Ce simple rituel renvoie de façon palpable chacun à sa place dans le monde. En contrepoint sonore s’élève le gargarisme guttural de l’artiste, et cette vibration de l’eau dans sa trachée (Unfolding Sphere) vient nous rappeler notre humaine condition, autant que notre désir de transcendance.
La manifestation réactive des œuvres connues de Kimsooja et offre un aperçu complet d’une palette qui inclut la performance, la vidéo, la photographie, le dessin, la sculpture et les installations in-situ, dans une relation constante à la lumière et au son. Gestuelles artisanales silencieuses saisies aux quatre coins du monde par la série des films Thread Routes, ogives de la Tour Maubergeon liquéfiées dans un vertigineux jeu de miroirs (To Breathe), rue de la Cathédrale pavoisée de drapeaux (The Flags), comme sur le chemin d’une croisade aux couleurs transnationales, « Traversées » est d’abord une incitation à sortir de soi, pour aller vers l’autre, abolir les frontières. Cet exode mental parle de précarité : de la fragilité érigée des sculptures architecturales de Tadashi Kawamata (Nest, Exit Tunnel) au conteneur bariolé scellant toutes les possessions de Kimsooja, métaphore contemporaine du déplacement qui fait écho aux bottari (baluchons de tissu coréens) confectionnés par l’artiste et que l’on retrouve en plusieurs endroits [voir ill.].
Ainsi jeté sur la route, on en apprécie que davantage les moments de partage, tels celui proposé par Thomas Ferrand avec ses « balades ethnobotaniques » (Des sauvages parmi nous), cueillettes urbaines de plantes sauvages prolongées par des dégustations et des lectures. Ou cette performance culinaire concoctée par Subodh Gupta (Cooking the World) à l’intérieur d’une cabane dressée à partir de casseroles, poêles et passoires assemblées par d’invisibles fils de pêche. Ou encore le temps d’une halte dans la maison de thé nichée au creux de l’échafaudage de bambous de Rirkrit Tiravanija au musée Sainte-Croix. C’est ici que Kimsooja s’est, raconte-t-elle, arrêtée devant le tableau de François Nautré, Le Siège de Poitiers par l’amiral Gaspard de Coligny en 1569 (1619). Au rythme de cette marche dans la ville, le mouvement devient le voyage, comme une danse que l’on apprend en se déplaçant.
Le mouvement chorégraphique est au cœur du travail de Sammy Baloji, dont le film Tales of the Copper Cross Garden montre le ballet inconscient des travailleurs d’une usine de cuivre. C’est ce conditionnement qu’interroge aussi Encyclopédie pratique de la chorégraphe Lenio Kaklea, observant la société à travers ses gestes. À ces répétitions mécaniques, Kimsooja oppose l’immobilité active de sa posture de méditation. Droite au milieu de la foule ou allongée sur le faîte d’un rocher, elle est cette Needle Woman, femme-aiguille qui tente inlassablement de suturer les déchirures du monde.
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L’art contemporain traverse Poitiers
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : L’art contemporain traverse Poitiers