L’exposition, dans un musée ultramoderne, consacrée à l’artiste libanaise récemment disparue se veut une passerelle culturelle entre l’Orient et l’Occident.
Dhahran (Arabie saoudite). Un vaisseau spatial au milieu d’un no man’s land : ce bâtiment futuriste [voir ill. ci dessous] – ou plutôt geste architectural spectaculaire –, un peu à l’image de la Fondation Louis Vuitton à Paris, qui se trouve à Dhahran est le plus important centre culturel d’Arabie saoudite. Nommée King Abdulaziz Center for World Culture – Ithra, cette construction imposante – un ovale posé à la verticale, entouré de formes rondes – fait la fierté du pays. Inauguré en 2018, Ithra abrite une bibliothèque, un théâtre, un cinéma, un espace d’exposition et un musée pour les enfants. On y trouve également une collection comprenant quelque 2 000 pièces. Elle inclut des œuvres d’art islamique mais également des travaux d’art contemporain, réalisés tantôt par des artistes originaires de la région, tantôt par des créateurs étrangers. Ainsi, un arbre monumental de Giuseppe Penone, « planté » en plein centre du bâtiment, a l’allure d’une épine dorsale végétale.
La première exposition personnelle proposée par Ithra est consacrée à Etel Adnan (1925-2021), peintre, écrivaine et poétesse libanaise. L’artiste, décédée en 2021 à l’âge de 96 ans, fait partie de celles dont la peinture a été saluée tardivement. À la différence de sa poésie, reconnue dans son pays natal, il a fallu attendre la Documenta 13 (2012), pour que son œuvre plastique attire l’attention de la critique. Une découverte, surtout à un âge avancé, a souvent un effet catalyseur pour une carrière artistique. Les expositions d’Etel Adnan se sont ainsi succédé au Guggenheim de New York, au Zentrum Klee à Berne ou encore à l’Institut du monde arabe à Paris et, juste avant la disparition de l’artiste, le Centre Pompidou-Metz a rendu un hommage à sa pluridisciplinarité, au sein de l’exposition « Écrire, c’est dessiner ».
L’exposition à Ithra ne se présente pas comme une rétrospective. Son titre, « Etel Adnan, Between East and West », annonce l’ambition de présenter l’œuvre d’une artiste dont l’histoire personnelle se trouve à la croisée des cultures orientale et occidentale. Née à Beyrouth d’un père ottoman musulman et d’une mère grecque chrétienne, elle grandit dans une société arabophone. Éduquée dans des écoles religieuses françaises, le français devient sa première langue et, très jeune, elle apprend aussi l’anglais, qu’elle utilise dans la plupart de ses œuvres. Malgré la richesse de ce métissage linguistique, l’artiste déclarait avoir besoin des lignes et surtout des couleurs pour transmettre « une forme ouverte d’expression ». Dans sa pratique visuelle, elle a fait le choix de l’abstraction, qu’elle considère comme l’équivalent de la poésie.
Si, comme elle le disait, elle « peint en arabe »– est-ce un souvenir, volontaire ou non, de l’interdit de la représentation ? –, ses sources d’inspiration se situent au moins autant dans l’art moderne occidental et Paul Klee avant tout. En toute logique, car ce dernier fut non seulement influencé par les arts décoratifs mais également profondément marqué par l’Orient. Son séjour en Tunisie (1914) et la révélation de la couleur qui s’ensuivit, ont été maintes fois racontés.
On comprend ainsi pourquoi l’exposition à Ithra est organisée par Sébastien Delot – ancien directeur du Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut (Lille Métropole) et fin connaisseur de l’artiste libanaise – qui a été le commissaire d’un face-à-face entre Etel Adnan et Paul Klee, au musée qui lui est consacré à Berne. Pour lui, l’œuvre d’Etel Adnan est exemplaire par sa capacité à faire le pont entre l’Orient et l’Occident. Si l’on examine l’ensemble de sa production, littéraire et picturale, cette affirmation se justifie. Elle est moins évidente au vu de cette exposition, où les travaux entrent en résonance essentiellement avec les ténors de la modernité. Ainsi, une œuvre comme Sans titre (2010), un rectangle rouge sur un fond crémeux évoque la série « Hommage au carré » de Josef Albers. Etel Adnan, qui a séjourné et enseigné longtemps aux États-Unis, a en effet été fascinée par le Bauhaus.
On sent aussi dans ses travaux de grande variété chromatique le souffle de l’abstraction lyrique et le principe de la « nécessité intérieure » de Vassily Kandinsky. Comme le maître russe, Etel Adnan réalise des œuvres dans lesquelles un regard attentif distingue un paysage qui se révèle sous les couches de couleurs – des montagnes surtout.
N’oubliant jamais l’écriture, l’artiste produit des « leporelli », grands accordéons de papier illustrés, dont Ithra possède un magnifique exemple. Le visiteur découvre en outre sur le parcours les activités multiples d’Etel Adnan, comme des travaux en céramique et des tissages, pour lesquels elle exécute des dessins préparatoires.
Le choix de présenter une artiste femme à Ithra – dirigé également par une femme, Farah Abushullaih – est-il significatif ? Si l’on sait que la traduction du mot arabe « ithra » est « l’enrichissement », gageons que ce geste encourage l’idée que, sans être nécessairement l’avenir de l’homme, la femme est au moins son présent.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°628 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : L’Arabie saoudite célèbre à son tour Etel Adnan