Riche d’une centaine de toiles et de dessins, la rétrospective Van Gogh montée par Ronald Pickvance à la Fondation Gianadda permet de survoler la carrière entière de l’artiste, de ses débuts en Hollande en 1881 jusqu’à sa mort tragique à Auvers-sur-Oise en 1890. Pour mieux comprendre les styles différents choisis par Van Gogh, L’Œil s’attarde sur des détails significatifs de touches, grasses ou nerveuses, de ses toiles.
Mort à 37 ans, le 29 juillet 1890, Vincent Van Gogh eut une production artistique aussi fulgurante que sa vie fut brève : 1 164 œuvres répertoriées, dont 879 peintures, réalisées en l’espace de neuf ans, de 1881 à 1890. Ne serait-ce que pendant les 71 jours durant lesquels il demeura à Auvers, du jour de son arrivée à celui de sa mort, il exécute 83 peintures. Si l’on ne mesure pas la qualité d’une œuvre à l’aune du temps requis pour son exécution mais d’après le savoir acquis pendant les longues années de labeur – ainsi que l’affirma Whistler lors de son procès épique contre le critique Ruskin –, on ne peut être que plus étonné encore par la capacité de Van Gogh, peintre quasiment autodidacte, à assimiler en si peu de temps diverses techniques et esthétiques ainsi qu’à produire autant de chefs-d’œuvre. Les légendes tenaces qui collent encore à la peau de cet « artiste maudit » entre tous – dont on sait aujourd’hui qu’il n’était pas aussi isolé qu’on l’a dit, dont les toiles étaient autant exposées que celles des autres artistes de l’avant-garde d’alors et qu’il en a même vendu quelques-unes –, ont transformé en chromos la plupart de ses tableaux, tant ils sont reproduits sur tous supports et sous toutes formes et que l’on ne les regarde plus ou, pis, que n’a même jamais existé une relation directe avec les toiles. Car pour se rendre véritablement compte de l’apport de Van Gogh, mais aussi de ses ratages, le meilleur moyen est toujours de porter attention à la matière, au pigment, à la touche, et de délaisser le mythe. À cet égard, mais cela est vrai pour toute œuvre, l’enseignement que l’on peut tirer des visites au Van Gogh Museum d’Amsterdam ou de rétrospectives permettant des comparaisons au cas par cas est que, précisément, Van Gogh n’a pas toujours réalisé des chefs-d’œuvre, et que nombre de toiles sont faibles, voire bâclées. Cela n’est assurément pas imputable aux maladresses de l’artiste ou à sa méconnaissance réelle de certaines techniques picturales (qu’il cherchera continuellement à améliorer), puisque les mêmes procédés donnent naissance tantôt à des œuvres importantes tantôt à des œuvres mineures. En revanche, décréter que sa grandeur tient à la non-maîtrise des formes et des techniques picturales, et que son manque de savoir-faire ouvre la voie à la modernité, notamment celle des Fauves, est par trop réducteur. Van Gogh n’est certes pas un « théoricien », à l’instar de Paul Gauguin ou Émile Bernard, mais il a conscience de ses trouvailles formelles, comme en atteste sa correspondance, et sait que sa manière de peindre peut rivaliser avec les peintres qu’il admire et auxquels il se sent redevable. La touche de Van Gogh n’est ni un accident de parcours ni une recette éprouvée, mais un réel projet esthétique.
Excès, violence et frénésie
Si le premier article, très laudateur, consacré à l’artiste, dû au jeune critique Albert Aurier et publié en janvier 1890 dans Le Mercure de France, fit entrer le peintre dans la légende de son vivant en le qualifiant de « génie » et d’« isolé », il reste l’une des analyses les plus perspicaces des œuvres, notamment en ce qui concerne la facture des toiles. Aurier commence son long texte en insistant sur les divers aspects des textures et leur caractère tellurique, sur l’excès, la violence, la frénésie avec lesquels Van Gogh travaille la pâte, et bien qu’il intègre rapidement sa démarche dans la lignée de la toute récente esthétique symboliste, il comprend aisément que Vincent veut rendre palpable le monde et tactile la peinture. Car c’est « un symboliste sentant la continuelle nécessité de revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d’enveloppes intensément charnelles et matérielles. Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe morphique, sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l’esprit qui sait l’y voir, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l’œuvre, en est en même temps, la cause efficiente et finale. » Comme certains peintres qui avaient côtoyé Van Gogh, tels Gauguin et Bernard, en soulignant ce caractère charnel de sa peinture, Aurier mettait en avant l’un des enjeux fondamentaux de la modernité picturale : l’implication corporelle de l’artiste dans l’acte de peindre, rendue nettement perceptible par le dessin appuyé, ou la seule masse colorée, la touche épaisse ou fluide, large ou mouchetée, pesante ou aérienne.
Déjà dans ses premières toiles Van Gogh travaillait en pleine pâte, triturant et malaxant la matière comme on peut aisément le constater dans Jeune fille dans la forêt (1882), dans Le Vannier, ou dans le célèbre tableau Les Mangeurs de pommes de terre (1885), mais en demeurant dans les couleurs sombres et bitumeuses. Il restait fidèle, en somme, à la peinture hollandaise qu’il admirait (principalement celle de Rembrandt) et n’était que l’un des nombreux peintres qui avaient su recueillir et poursuivre, tels les peintres de Barbizon ou Manet, le travail de la touche appliquée dans un style d’esquisse. Plus lourde chez Van Gogh, celle-ci est comprise toujours de manière réaliste par l’artiste, ainsi qu’il le décrit dans une lettre de 1882, à propos d’un motif d’arbres : « J’ai commencé par les peindre au pinceau, mais les touches se confondaient au fur et à mesure avec l’empâtement du sol, et je me suis mis alors à indiquer les racines et les troncs en pressant directement le tube et j’ai remodelé cela à l’aide du pinceau. Oui, les voilà plantés dans le sol : ils en jaillissent, mais ils y sont enracinés avec puissance. En un sens, je me félicite de ne pas avoir appris à peindre. J’aurais peut-être appris à passer devant un tel effet. » L’effet recherché n’est donc pas naturaliste, mimétique, mais celui de la matérialité du pigment et de la pâte, de l’emprise physique, presque d’enveloppement du perçu.
Morcelée, en virgule ou divisée
Un changement fondamental s’opère lorsqu’il découvre à Paris, pendant le printemps 1886, les impressionnistes et les néo-impressionnistes, dont il va adopter les théories sur la lumière et le dessin, les couleurs vives et les différentes techniques relatives à la touche, qu’elle soit morcelée, en virgule, fondue, ou divisée. Sans être un inconditionnel de ces méthodes et sans les pratiquer systématiquement, Van Gogh les fera néanmoins siennes. Tant par le sujet que par son traitement, Le Restaurant de la Sirène à Asnières est en partie l’application de touches fondues et morcelées, ces dernières étant parfaitement visibles sur le mur situé au premier plan sur la droite. La douceur des couleurs, l’absence de contours nets (« le vrai dessin est de modeler avec la couleur », écrit-il en 1886), le calme du ciel, la tranquillité des buveurs attablés, bref, la composition générale est à l’évidence un prolongement, même temporaire, de l’esthétique impressionniste. Mais la majorité des toiles de Van Gogh est beaucoup plus incisive et brutale que ne le sont celles de Monet, de Pissarro ou de Seurat, comme si le jeune adepte des nouvelles techniques voulait pousser plus loin la logique d’une peinture qui accordait une place prépondérante à la touche et à la matière picturale. Il aurait simplement radicalisé des procédés déjà employés une vingtaine d’années avant qu’il ne commence sa propre production. La fougue et l’exacerbation dans l’exécution de tableaux comme La Vue du viaduc à Arles ou Pelouse ensoleillée : jardin public de la place Lamartine seraient-elles le principal apport de Van Gogh à une histoire de la peinture moderne, dont il serait l’un des jalons qui vont conduire à la production des Fauves, lesquels se réclameront d’ailleurs de son œuvre ? On ne peut nier que dans les deux toiles précédentes, comme encore dans Le Banc en pierre et Paysans bêchant la terre, les empâtements, les larges brossages, les coups obliques de peinture épaisse, l’utilisation de couleurs pures ou, parfois, l’apparition du support contribuent à l’enchaînement inexorable et nécessaire de la peinture moderniste. En s’appuyant sur l’observation de certaines zones de ces œuvres, on pourrait affirmer que ce n’est pas tant les sujets qui importent – même profondément liés au vécu de Van Gogh – que la peinture pour la peinture, la couleur et la touche pour elles-mêmes. Mais ce serait donner la primauté à l’œil et à l’optique au détriment du caractère charnel de sa peinture.
La fascination de Francis Bacon et Willem de Kooning
S’il est vrai, comme l’énonçait Paul Valéry, que « le peintre apporte son corps » lorsqu’il exécute une toile – autrement dit tous les peintres quelle que soit leur méthode –, on pourrait toutefois distinguer ceux qui donnent la primauté à l’œil de ceux qui privilégient le corps. Cela tant du point de vue de l’exécutant que de celui du spectateur. Et bien que Van Gogh ait toujours accordé une importance presque obsessionnelle aux problèmes de couleur, il pourrait ainsi faire partie de cette seconde catégorie – ce qui expliquerait sans doute l’intérêt que lui porta Bacon avec sa toile, faite d’après une œuvre de Vincent détruite depuis, représentant Van Gogh sur la route de Tarascon. On pourrait également établir des liens avec les méthodes picturales de Willem de Kooning, parmi d’autres, consistant à apposer de nombreuses couches de peinture, à les gratter, à en ajouter d’autres, éventuellement à intégrer d’autres éléments, comme pour rendre plus charnelle sa peinture. Ainsi, Van Gogh serait l’un des premiers à avoir remis en cause la domination de l’œil dans la peinture moderne. Car ce qui n’est pas exprimé avec autant de force chez les impressionnistes ou, plus tard, chez les Fauves – sauf, dans les bonnes toiles de Vlaminck – est cette dimension corporelle de la toile, cet acharnement à vouloir faire corps avec elle ou bien à lutter avec sa propre matérialité. Lors d’une des dernières crises de Vincent, un témoin raconta l’avoir vu manger de la peinture. Encore une anecdote, certes, mais qui confirme de manière excessive et incontrôlée, ce que Van Gogh avait poursuivi méthodiquement pendant des années : l’incorporation de la peinture.
- MARTIGNY, Fondation Pierre Gianadda, 21 juin-26 novembre, cat. avec des textes de Ronald Pickvance, 300 p., 45 FS.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°517 du 1 juin 2000, avec le titre suivant : La touche Van Gogh