PARIS
L’évolution des sociétés occidentales a poussé les artistes à mieux exprimer les sentiments.
De 2016 à 2017 sont parus les trois tomes d’un ouvrage collectif, Histoire des émotions (éd. du Seuil), sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello. Des historiens y analysaient la manière dont, depuis l’Antiquité, en Occident, a changé « le sens des émotions […], leur forme, leur nuance, leur intensité ». Une histoire « qui rejoint celle de la lente construction de l’espace psychique dans la conscience occidentale ». Sous le commissariat de Dominique Lobstein et Georges Vigarello, près de cent œuvres et documents montrent, précise ce dernier en introduction du catalogue, « combien l’émotion […] est présente dans les arts visuels, systématiquement travaillée, systématiquement déclinée ».
D’une valve de miroir médiévale à l’installation Monument (1985) de Christian Boltanski, défilent l’amour, la désillusion, la peur, l’attrait des grands espaces, la folie. En introduction sont présentées Sainte Madeleine en pleurs (vers 1525, [voir ill.]), de l’atelier du Maître de la légende de sainte Madeleine, et La Suppliante (1937) de Picasso. Madeleine pleure mais on ne le sait qu’en voyant le mouchoir qu’elle porte à son œil, tandis que la suppliante, peinte en réaction au bombardement de la ville espagnole de Ljeida, hurle, les bras au ciel. De la retenue à l’expression paroxystique des sentiments, les siècles ont donc changé la représentation de l’émotion (même si on connaît une Madeleine du XVe siècle, peinte par Ercole de’Roberti, pleurant de grosses larmes et criant).
La suite décrit la montée de l’individualisme, brisant peu à peu les codes autrefois imposés par les pouvoirs temporels et religieux. Charles Le Brun, Premier peintre du roi, demanda en 1668 aux artistes français de s’attacher à rendre, dans leurs tableaux, les émotions sur les visages. Il dessina des exemples utilisés encore longtemps après lui, comme l’explique Dominique Lobstein dans le catalogue à propos d’un dessinateur du XIXe siècle, Granville. Chez d’autres, suivant l’exemple du Caravage, l’émotion s’exprimait déjà librement sur les visages et les gestes étaient moins codifiés : L’Entremetteuse (vers 1625), attribuée à Angelo Caroselli, et Rixe de musiciens (vers 1630), de l’atelier de Georges de La Tour, en témoignent. Au même moment, le siècle d’or néerlandais exaltait les individualités, s’attardant notamment sur les liens familiaux et les enfants (Cornelis de Vos en était un portraitiste plein d’empathie).
Au XVIIIe siècle, c’est en grande partie grâce aux collectionneurs français de la bourgeoisie éclairée et sensible que des artistes comme Jean-Baptiste Greuze ont pu connaître cette école hollandaise et s’en inspirer. C’est avec cette période que le titre de l’exposition prend tout son sens : dans la peinture, les émotions sont désormais mises en scène pour toucher le spectateur. Devant Le Verrou (vers 1777-1778) de Jean Honoré Fragonard, on s’émeut sur le sort de la jeune femme imprudemment entrée dans la chambre d’un homme qui, selon une interprétation courante, va la violer. À proximité, L’Effet du mélodrame (vers 1830) de Louis Boilly montre une spectatrice se pâmant au théâtre. Plus tard, Les Amoureux (1888) d’Émile Friant sont saisis comme dans un plan de cinéma.
Arrive le temps, celui des impressionnistes d’abord, selon Georges Vigarello, puis des fauves et des expressionnistes, qui voit l’artiste faire de sa propre émotion le sujet de son œuvre, tandis que le cubisme, refusant toute expression des affects, constitue une réaction à ces mouvements. Après la Seconde Guerre mondiale, l’émotion, suscitée surtout par les horreurs dont elle s’est accompagnée, retrouve une place majeure dans l’art. L’exposition s’arrête avant l’évocation de ces formes d’art actuel que sont le tag et le selfie. Ces derniers témoignent désormais des émotions dans nos sociétés dont les mutations « transforment la relation à l’intériorité, provoquent son inflation, sa présence constante, diffusant inévitablement et paradoxalement une insécurité inédite, une compassion sélective, une irrépressible attente de protection »,écrivaient Corbin, Courtine et Vigarello dans l’introduction générale à l’Histoire des émotions.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°589 du 13 mai 2022, avec le titre suivant : La représentation des émotions dans l’art, d’hier à aujourd’hui