Prêtées par le British Museum, quelque 135 œuvres maîtresses d’époque gréco-romaine invitent le visiteur de la Fondation Gianadda à une vibrante leçon d’humanisme.
MARTIGNY (SUISSE) - « Soyons hardis dans notre pensée, les Grecs ont inventé la condition humaine », résume, non sans une pointe de provocation, le très britannique Ian Jenkins, conservateur en chef au département des Antiquités grecques et romaines du British Museum. Peu d’artistes, en effet, ont à ce point hissé la transcription du corps au rang de concept que les sculpteurs et les peintres de vases nés sur le sol hellénique. Explorant des langages éclectiques allant de l’abstraction la plus dépouillée au réalisme le plus cru, maîtrisant aussi bien le marbre, la terre cuite que le bronze, les Grecs ont caressé pendant des millénaires un même rêve, une même obsession : faire de l’être humain la mesure de toute chose. Car ces sculptures – que notre œil moderne perçoit comme autant d’athlètes musculeux ou de déesses affriolantes – véhiculaient, dans leur contexte originel, des valeurs esthétiques, religieuses et morales d’une très haute portée…
À travers cette galerie de pièces iconiques prêtées par le British Museum – Le Discobole de Myron, Le Diadumène de Polyclète, pour ne citer que les deux plus grandes stars de l’exposition suisse – s’exprime ainsi une vision du monde que Ian Jenkins résume en un joli terme : l’humanisme. En dotant les dieux et les héros d’un corps humain vigoureux, jeune et parfait, les plasticiens grecs ont donné forme à la pensée. Car loin d’être réalistes au sens où nous l’entendons, ces effigies aux proportions calculées de façon arithmétique sont des constructions idéales, des combinaisons synthétiques. Filles du nombre et de l’harmonie, les idoles taillées dans le beau marbre cristallin des Cyclades il y a 5 000 ans traduisent ainsi les premières tentatives des sculpteurs grecs à célébrer les grâces du nu féminin. Mais ici le langage se fait abstrait, dépouillé, géométrique. La tête réduite à un écusson, les bras croisés au-dessus d’un ventre légèrement gonflé trahissant les prémices d’une grossesse, ces figurines incarnent, jusque dans la tombe, le concept de fécondité. Ironie de l’histoire, il faudra attendre le IVe siècle avant notre ère pour qu’un jeune sculpteur du nom de Praxitèle ose à nouveau dévoiler dans le marbre les courbes d’un nu féminin. Prenant comme modèle sa propre compagne, la courtisane Phryné, l’artiste brise ainsi des siècles de tabou religieux. Adulée, maintes fois copiée, son Aphrodite de Cnide (du nom de la petite cité d’Asie mineure qui en fit l’acquisition) joue à merveille sur l’ambiguïté. Doit-on reconnaître dans cette aimable baigneuse surprise au bain une image galante propre à émousser les sens ? Ce serait oublier la force sacrée dont est encore investie, au IVe siècle avant notre ère, la troublante déesse de l’amour…
L’homme idéal, représenté athlète et vertueux
Cependant, force est de reconnaître que les artistes grecs préféreront, pendant de longs siècles, magnifier la vigueur athlétique des héros ou la grâce évanescente des jeunes éphèbes. Du bronzier Polyclète, qui consigna dans son Canon un ensemble de règles et de proportions, à Lysippe et ses gymnastes au corps nerveux et élancé, les solutions plastiques pour traduire le beau viril semblent infinies… Mais, là encore, ne nous y trompons pas. En explorant le corps humain, les artistes se font philosophes. Sous leur ciseau, vibre ce concept cher à la pensée hellène : le kalos kai agathos, soit l’alliance intime et indispensable entre le beau et le bien. Comme indifférents aux accidents de ce monde, dieux, héros ou simples mortels semblent baigner dans un espace idéal, dénué d’affect… Seul l’effondrement de la démocratie et des valeurs qui l’accompagnent saura ébranler les certitudes du temps de Périclès. Dès le IVe siècle et davantage encore à l’époque hellénistique (de 323 à 146 avant notre ère), l’intérêt pour l’individu, dans sa diversité et sa complexité, se fait croissant. En témoigne cette magistrale effigie d’acteur (dont la bouche se devine sous le masque), ou bien encore cette statue saisissante d’un vieux pêcheur à la trogne ravinée. Du kouros (jeune homme) aristocratique du VIe siècle avant J.-C. à cette créature harassée par des années de labeur, il y a un abîme dans lequel vont s’engouffrer à loisir les sculpteurs romains.
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La quintessence du beau et du bien
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 9 juin 2014, Fondation Pierre Gianadda, 59 rue du Forum, Martigny, Suisse
tlj 10h-18h, tel 41 27 722 39 78
www.gianadda.ch
Catalogue éd. Fondation Gianadda, textes de Ian Jenkins, avec la collaboration de Victoria Turner, 388 pages, 37,50 €
Légende photo
Le discobole, période romaine, IIe siècle, marbre, d’après un original grec disparu créé par Myron, réalisé entre 450 et 440 av. J.-C., provenant de la ville d’Hadrien à Tivoli. © Trustees of the British Museum, London.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : La quintessence du beau et du bien