PARIS
La 3e édition de la Biennale des photographes gagne en cohérence, abordant la réalité des pays arabes en privilégiant l’esthétique ou l’humour.
Paris.« Le but n’était pas de réunir des photo-reporters, mais de privilégier des regards artistiques » sur le monde arabe contemporain, tient à préciser le commissaire général de la Biennale, Gabriel Bauret. Là où les éditions précédentes semblaient peu cohérentes, cette édition assume une structure géographique (Liban, Maroc et Égypte).
À l’Institut du monde arabe (IMA), où se tient la principale exposition de la Biennale, c’est le Liban des années 2000 que Gabriel Bauret met en lumière. En filigrane, la guerre inspire la plupart des travaux exposés, mais le commissaire rappelle que « l’exposition n’est pas organisée autour de la guerre, même s’il y a des références à plusieurs endroits. C’est plutôt une présence souterraine. » Même dans la première partie de l’exposition consacrée à la photographie documentaire, les approches des artistes restent plus sensibles que réalistes. Ainsi, pour parler des réfugiés syriens au Liban, le photographe Omar Imam préfère-t-il mettre en scène ces réfugiés dans des sketches absurdes, plutôt que de les faire poser devant leur tente comme le feraient des reporters. De même, Lamia Maria Abillama choisit-elle de photographier des femmes libanaises, chez elles, en treillis militaires pour dénoncer « la gangrène de la guerre » dans la société. Ces femmes issues de tous les milieux sociaux subissent, en silence, les conséquences des conflits régionaux, depuis plusieurs décennies : la photographe les rend soudain visibles, en laissant les visiteurs libres d’interpréter leurs regards accusateurs. Dans les travaux des autres photographes, la guerre s’invite au détour de façades criblées d’impacts de balles, ou de portraits de mères attendant le retour de leurs fils disparus dans les années 1980.
La deuxième partie de l’exposition joue sur le registre de la fiction, ou des « métaphores visuelles », selon Gabriel Bauret, mais la guerre et ses conséquences irriguent tout de même de nombreux travaux. L’obsession de Nadim Asfar pour les montagnes libanaises révèle une inquiétude plus sourde sur les frontières du pays. Et le triptyque vidéo de Zad Moultaka qui clôt le parcours s’inspire des souvenirs d’enfance de l’artiste pendant la guerre civile (1975-1991), quand il restait cloîtré dans sa chambre. Gabriel Bauret résume le sentiment qui prédomine dans l’exposition par « une forme d’intranquillité ».
Le rapport à la réalité est parfois plus frontal, comme à la Cité internationale des arts, dans l’exposition « Hakawi, récit d’une Égypte contemporaine » (elle s’est terminée le 28 septembre). Le commissaire Bruno Boudjelal a sélectionné une quinzaine de jeunes photographes autodidactes en Égypte, qui abordent autant les questions de genre que celles liées à l’urbanisme (Karim El Hayawan), au suicide ou aux réfugiés (Hana Gamal). Peu de photographes évoquent la situation politique, sauf Ebrahim El Moly, à travers des séries d’images en couleur où des personnages semblent attendre quelqu’un, où d’autres bâtissent des barricades de nuit et où un jeune derviche soufi danse sous des néons malgré le couvre-feu. Dans l’ensemble, les photographies de Hakawi dépeignent un pays rongé de l’intérieur.
En comparaison, l’exposition de Hassan Hajjaj, à la Maison européenne de la photographie (MEP), semble détachée de la réalité tant l’artiste marocain surjoue le kitsch. Alors qu’il aborde des questions politiques dans plusieurs séries de portraits (place des populations noires au Maghreb, port du voile), la débauche de couleurs et l’abus de la contre-plongée dans les prises de vue tirent les œuvres vers l’esthétique publicitaire. Une salle consacrée à des photographies peu connues de l’artiste révèle pourtant sa sensibilité, à travers des portraits pris sur le vif et des petites scènes humoristiques (la série « Handprints »). Il est donc regrettable que le commissaire Simon Baker (directeur de la MEP) ait choisi de privilégier des travaux à la limite d’un néo-orientalisme supposé branché.
Dans les galeries partenaires, le néo-orientalisme se fait d’ailleurs plus présent, notamment dans les travaux marocains de Marco Barbon et Flore chez Clémentine de la Ferronnière. À la Galerie XII, les belles photographies sur papier japon de Dolorès Marat n’y échappent pas lorsqu’elle photographie Palmyre ou un café du Caire : le réel ici semble figé sous une couche de sable. Dans la même galerie, Patrizia Mussa réussit à éviter cet écueil avec des tirages coloriés à la main de villes yéménites dans les années 1980 et 1990 : difficile de ne pas penser au conflit en cours au Yémen…
Si cette édition flirte encore avec l’exotisme, elle n’en révèle pas moins un regard affirmé sur la création dans le monde arabe. La sélection reflète finalement le goût du commissaire général pour « une vision artistique du réel » teintée de mélancolie, loin des soubresauts guerriers.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°530 du 4 octobre 2019, avec le titre suivant : La photographie arabe détourne un réel douloureux