La passion selon Nicolas de Staël

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 18 juin 2010 - 1731 mots

Nicolas de Staël (1914-1955) fut l’un des artistes européens les plus influents de l’après-guerre. Sa vie fut une vague de chocs successifs auxquels il réagit avec cette force qui lui permit de dépasser ses limites qui, comme le chêne de la fable…

Homme de grand format au sens propre comme au figuré, mélancolique, insaisissable, contradictoire, « écorché vif », Nicolas de Staël est mal à l’aise dans son époque. Il vit la passion de la peinture comme si le destin lui avait imposé cette trajectoire. La peinture seule compte pour lui, elle est « l’obsession d’une question à laquelle elle seule pouvait répondre ». Son œuvre est l’expression de cette ferveur permanente. Mais la conquête de son art apparaît comme un combat avec la matière. Ce corps à corps de dix ans à peine – pour un œuvre immense – le mènera au terme d’une aventure dont l’œuvre sortira vainqueur et le peintre anéanti. 

La rencontre déterminante avec Georges Braque
Issue de l’aristocratie russe, la famille de Staël est chassée par la Révolution de 1917 et quitte la Russie pour se fixer en Pologne. Orphelin à l’âge de huit ans, Nicolas connaît dès l’enfance la rudesse de la vie. Son adoption le mène en Belgique où il suit les cours de l’Académie royale de Bruxelles. Après des voyages formateurs en Espagne, au Maroc et en Italie, il travaille dans l’atelier de Léger à Paris puis s’installe à Nice en 1941.

Lorsqu’il regagne Paris en 1943, il vit dans une grande pauvreté. Comme son compa­triote Soutine, sa palette pétrie d’angoisse vibre de déformations émotionnelles : des lignes sombres, verticales et obliques forment un réseau dense de bâtonnets enchevêtrés les uns aux autres dans un espace fermé.

Le caractère tragique de cette période s’éclaire fort heureusement de belles rencontres et d’amitiés qui ont une influence sur son travail et son parcours. En 1944, Jeanne Bucher lui propose une première exposition aux côtés de Kandinsky et Domela, puis une exposition personnelle qui le révélera après-guerre au public et aux collectionneurs. Sa rencontre avec Braque, « le plus grand des peintres vivants de ce monde », est aussi déterminante.

À partir de cette date, le géométrisme de ses toiles s’élabore. Ses compositions de 1946, dont celle intitulée De la danse, tout en harmonies sourdes et chaudes en rapports de tons étudiés – gris colorés réchauffés d’un rouge rompu – témoignent de l’admiration qu’il porte à l’œuvre du maître. En 1951, son ami René Char lui confie l’illustration de son livre Poèmes pour lequel il réalise des gravures sur bois.

Il se lance ensuite dans la composition de paysages, natures mortes où transparaît l’influence de Lanskoy à qui le lie une profonde amitié. Il simplifie ses compositions, éclaire sa palette, la matière s’épaissit, les toiles de cette période se caractérisent par un réseau carrelé épais et vibrant. 

Pour de Staël : « Il y a toujours un sujet, toujours »
En 1952, enthousiasmé par un match en nocturne au Parc des Princes, Nicolas de Staël réalise vingt-quatre tableaux qui détaillent le mouvement des joueurs par des alternances d’empâtements bruts et d’étalement de la matière. Viennent ensuite les Ciels voilés de nuées vertes, des Bouteilles intenses drapées d’ombres, les vues étranges du Lavandou, des Nus transparents et voluptueux transposés entre réalité objective et sensibilité singulière.

En 1954, il décide de retrouver la lumière du Midi, s’installe à Antibes dans un atelier ouvert sur la mer. Durant six mois, solitaire, il peint comme un forcené. Il réalise plus de trois cents toiles aux thèmes variés : natures mortes, paysages, scènes de port, bateaux, mouettes. Les couleurs se font violentes. Dans la série des vues d’Agrigente après son voyage en Sicile, de Staël fixe dans la stridence aveuglante de la couleur des paysages structurés en plans triangulaires. C’est dans ses toiles abstraites que la couleur s’exalte le plus énergiquement, comme si l’univers sensible revendiquait sa matérialité.

Nicolas de Staël a découvert l’abstraction lors de ses rencontres avec Roberto Magnelli, Sonia Delaunay, Jean Arp et César Domela. Il refuse cependant de passer pour un peintre abstrait, considérant le débat abstraction/figuration hors de propos puisque, dit-il, « il y a toujours un sujet, toujours ». Le monde réel demeure sa source d’inspiration. Sa peinture découvre au monde « les images de la vie en masses colorées et pas autrement à mille vibrations ».

Si l’on considère l’évolution de sa peinture depuis les grandes compositions abstraites de 1949, son vocabulaire converge progressivement vers des caractères reconnaissables de la réalité. Les petits carrés posés sur la toile qui composent Les Toits confirment cette évolution nouvelle.

Les titres aussi incitent à une interprétation figurative de l’œuvre. Dès 1952, au terme de « composition » se substituent les mots Ciel, Paysage, Figure… Amorce-t-il un retour en arrière ? Comme le proclame son ami l’écrivain Guy Dumur, « c’est peut-être au moment où l’on pense que Nicolas de Staël tourne le dos à l’abstraction qu’il s’y enfonce davantage et que sa peinture devient plus mystérieuse ». Staël impose « aux sujets » sa lumière, son espace, sa matière et sa couleur.

La couleur est le sujet, la matière le relief
Nicolas de Staël, à l’évidence, est un grand coloriste au même titre qu’un Poliakoff ou qu’un Rothko. Ses rectangles de couleur irradiante évoquent immanquablement les toiles du peintre américain, bien que ses références soient celles d’un Courbet ou d’un Vélasquez qui « avec un minimum de matière suscite un art déconcertant de simplicité et de présence ».

Le geste décisif de la couleur identifie l’objet à l’espace, le sujet à la toile. La couleur devient le sujet même de la toile. De Staël tient l’éclat de peinture comme personne avant lui. Elle peut avoir la stridence des tons heurtés, des tonalités feutrées de bleu, la monochromie inquiétante d’un rouge ou la douceur des gris martelés de bleu et de blanc.

Le travail de la matière est tout aussi essentiel dans l’œuvre de Staël. Un travail récurrent que l’on retrouve chez ses contemporains Fautrier ou Dubuffet et qui préfigure celui des plasticiens des années 1970. La notion de matière est dans ce cas solidaire de la notion de pâte. Avec la pâte huileuse ou onctueuse, Staël structure l’espace pictural. Il superpose des couches épaisses de matière qui opèrent comme des strates géologiques – la matière devient relief – ou les amincit jusqu’à les rendre opalescentes voire transparentes.

De 1945 à 1955, il travaille passionnément cette matière en l’alourdissant ou l’allégeant à l’aide de couteaux et de truelles. À partir de 1953, lorsque ses toiles atteignent des formats monumentaux, il revient à la fluidité du pinceau, à la dilution de l’huile appliquée au tampon d’ouate ou à la gaze. La matière de ses toiles se fait plus légère, plus fluide. Elle va jusqu’à se dissoudre comme dans son ultime tableau Le Concert

De la reconnaissance au « découragement » fatal
Après ces années de purgatoire, des rencontres avec plusieurs marchands vont propulser rapidement Nicolas de Staël dans une notoriété internationale qui fera de lui le peintre le plus en vue des années 1950. Tout d’abord Théodore Schempp qui diffuse sa peinture outre-Atlantique et le fait entrer dans la prestigieuse collection Philips de Washington. Il y a aussi et surtout son grand ami collectionneur Jacques Dubourg qui l’expose à plusieurs reprises et lui fait signer un contrat exclusif avec le célèbre marchand Paul Rosenberg à New York.

Il participe aux premières grandes expositions internationales. Il entre au musée d’Art moderne. Cette fortune soudaine ne calme pas la prodigieuse inquiétude dont il fait part à Dubourg : « Ma peinture, c’est fragile comme l’amour… Je sens toujours une trop grande part de hasard, comme un vertige… Et cela me met dans les états lamentables de découragement. » Lorsqu’il se jette de son atelier en mars 1955, il laisse derrière lui plus de mille toiles et un ultime chef-d’œuvre inachevé, Le Concert.

Biographie
1914 Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein naît à Saint-Pétersbourg.

1919 Sa famille s’exile en Pologne.

1933 Académie royale des beaux-arts de Bruxelles.

1936 Un voyage au Maroc lui révèle ses idéaux artistiques.

1938 S’installe en France, travaille à l’atelier de Fernand Léger.

1944 Première exposition à la galerie Jeanne Bucher.

1947 Introduit par Braque auprès du marchand Théodore Schempp, acquiert une grande notoriété aux Etats-Unis.

1951 Illustration des poèmes de René Char. Rencontre Cioran, Boulez, Messiaen.

1955 Se jette par la fenêtre de son atelier à Antibes, en laissant Le Concert inachevé.

1945-1955 : zoom sur les dix dernières années de Staël
On ne change pas une formule gagnante : quinze ans après une première exposition consacrée à Nicolas de Staël, la fondation Gianadda réitère avec le même commissaire Jean-Louis Prat une importante rétrospective – une centaine d’œuvres – portant sur les dix dernières années de la vie de Staël. Une période courte pour une œuvre immense. Des couleurs de plus en plus vives L’exposition s’articule autour des différents thèmes et phases de l’artiste et met en regard l’évolution de son œuvre. Elle commence en 1944, période durant laquelle de Staël connaît sa première exposition personnelle chez Jeanne Bucher, mais vit encore dans une misère noire. D’où les harmonies sombres de ses toiles striées de quelques accents de couleurs vives. L’année suivante, en hommage à son maître Georges Braque, il peint De la danse, tableau rempli d’allégresse, constitué de lignes tourbillonnantes évoquant le pas du danseur. Les Compositions de 1951 faits de pavés irréguliers dans des camaïeux de gris et bruns annoncent une œuvre charnière intitulée Toits, dont on peut regretter l’absence, qui signe son retour à l’univers sensible. Avec la série des Footballeurs de 1952, tout en bleus et rouges saturés, l’œuvre de Staël marque nettement le retour à la figure, identifiable dans ses détails par l’utilisation du couteau. A contrario, les toiles puissantes de 1954, Agrigente, issues de son périple sicilien sont constituées de plages triangulaires aux couleurs stridentes où la blancheur des murs s’affronte avec le ciel écarlate. Elles illustrent la réflexion incessante de l’artiste entre concret et abstrait, monde matériel et immatériel, lui qui veut saisir l’essence des choses plus que leur apparence. Les Mouettes toutes de gris nacré peintes avant sa mort en 1955 s’enfuient vers l’horizon les ailes déployées. De la même période, la douceur et la transparence de ce Nu bleuté alangui contrastent avec le rouge violent qui l’entoure et illustrent parfaitement la confrontation abstraction/figuration… que Nicolas de Staël lui-même n’aurait pas souhaitée !

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Nicolas de Staël, 1945-1955 », jusqu’au 21 novembre 2010. Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse). Tous les jours de 9 h à 19 h. Tarif : 7 à 12, 50 e. www.gianadda.ch
Voir de Staël en écoutant Boulez. Jusqu’au 25 octobre, l’exposition « Chefs-d’œuvre ? » au Centre Pompidou-Metz propose une confrontation inédite entre la peinture de Staël et la musique de Pierre Boulez. Le Marteau sans maître (1955) illustré par L’Orchestre (1953), c’est l’association évidente de deux grands avant-gardistes, dont la rencontre en 1951 fut une réelle émulation intellectuelle. Le chef d’orchestre fête cette année ses 85 ans et a dirigé pour l’occasion deux concerts à la salle Pleyel. Ceux qui n’ont pas eu la chance d’y assister peuvent les visionner sur http://liveweb.arte.tv , jusqu’au 27 août.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°626 du 1 juillet 2010, avec le titre suivant : La passion selon Nicolas de Staël

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