La mission héliographique de 1851

À Paris, la Mep expose les images du tour de France patrimonial de cinq photographes

Le Journal des Arts

Le 8 février 2002 - 960 mots

En 1851, c’est-à-dire au tout début de la pratique professionnelle de la photographie, avec négatif-papier, cinq photographes sont sélectionnés par la commission des Monuments historiques pour une commande de photographies du patrimoine architectural français. Après remise de leurs travaux, ces incunables modernes sont l’objet d’un oubli plus ou moins volontaire, jusqu’à la redécouverte progressive des enjeux de la photographie “ancienne”? vers 1980. On peut aujourd’hui savourer les épreuves originales dans une exposition présentée à la Maison européenne de la photographie, associée à la publication d’un livre-catalogue remarquable.

PARIS - Au sein de la Maison européenne de la photographie, le contraste est saisissant entre quatre expositions consacrées à des images de (jeunes) contemporains, et l’espace plus obscur qui est nécessaire pour exposer des tirages fragiles ; mais le public ne boude plus ces “vieilles photos” qu’on disait “jaunies” par le temps, quand seuls quelques spécialistes se délectaient de la subtilité de leurs tons mordorés originaux. On comprend aujourd’hui, aidé par quelques textes de présentation, qu’il s’agit d’artefacts photographiques d’un autre âge, dont on doit reconstruire, mentalement et visuellement, la valeur, la signification, la légitimité d’être dans un tel lieu. Juste retour à des conditions originelles, lorsque le projet de la commission des Monuments historiques marquait la “reconnaissance officielle du procédé photographique” encore très peu pratiqué en 1851. Preuve que le regain d’intérêt et l’ensemble des travaux de plus en plus précis, depuis une vingtaine d’années, sur l’histoire de la photographie peuvent aboutir à une quasi-résurrection de ce que l’on croyait perdu, y compris le goût pour ces images, leurs particularismes et leurs saveurs. C’est en 1980 que Philippe Néagu avait fait connaître, pour la première fois, avec une exposition itinérante et un catalogue, cette “mission héliographique” (et en avait même fixé ainsi la dénomination) ; tout en saluant le volontarisme et la précocité de cette initiative, on mesurera le chemin parcouru depuis lors, avec la publication du travail scientifique et précis d’Anne de Mondenard édité par Monum (et qui est, de plus, un beau livre de photographie). Signe des changements : on n’exposait en 1980 que des tirages modernes, totalement exclus aujourd’hui de la présentation de la MEP ; on assure au contraire, à bon droit, la pérennité des accidents du temps survenus sur des épreuves reconnues comme “précieuses” dans tous les sens du terme.
Cinq photographes (Le Secq, Baldus, Bayard, Le Gray, Mestral), aujourd’hui assez célèbres dans le champ photographique (mais dont les noms ne disaient rien à personne en 1980), avaient donc été choisis en 1851 pour fournir cette première documentation photographique sur l’état de certains monuments – médiévaux pour la plupart – repérés dans les années 1830 et 1840 par Mérimée et classés “historiques”. Cette proposition coïncide avec la création de la Société héliographique et de son magazine, La Lumière, qui veulent promouvoir le nouveau médium, et avec l’élaboration du procédé au papier ciré sec de Le Gray (tous utilisent le négatif-papier, à l’exclusion de Bayard). Chacun est envoyé dans une région de France, avec une sorte de feuille de route précise désignant 175 monuments (Baldus dans le Midi, Le Secq dans l’Est, Le Gray et Mestral s’associant pour parcourir le grand Sud-Ouest, Bayard en Normandie). Il faut redire sans doute que le travail des “pionniers” n’est pas un travail de débutants et qu’au contraire, il fonde une nouvelle manière d’objectiver le “point de vue”, par la construction de formes, de lignes, de masses d’ombres que l’on nomme une image (unitonale en l’occurrence). Autrement dit, là commencent de nouvelles formes de représentation de l’architecture, du paysage, de l’espace, auxquelles nous sommes tellement accoutumés que nous avons oublié qu’elles opéraient une rupture fondamentale. Là naît aussi, pour chaque “auteur”, un style, diversifiant une esthétique générale d’une grande douceur de tons, de la gradation, qui est celle du négatif-papier, avant le négatif-verre ; et la foi dans la fidélité du document photographique, dans l’objectivité de l’image, hors de tous les aléas et soupçons du dessin, et montrant maintenant “ce que nous n’aurions jamais découvert avec nos yeux” (H. de Lacretelle). On vérifiera toutes ces données de la modernité iconique devant le portail et grille de Saint-Seurin de Bordeaux, le tirage bleuté de l’église de Loches, le pont Valentré (tous par Le Gray et Mestral), les remparts d’Avignon avec leur premier plan de madriers, par Baldus. Des différenciations stylistiques se font jour : Baldus s’essaye au montage de plusieurs négatifs pour faire entrer tout l’espace dans l’image finale, Le Secq est le photographe de l’ombre, rêveur, “sentimental” (Anne de Mondenard), Le Gray s’affirme comme le grand maître du tirage, des tons veloutés et profonds, ce qui l’éloignera des préoccupations bassement documentaires de la commission (mais l’excellence de Le Gray sera reconnue ailleurs).
Il reste que le retour des photographes marquera la désillusion des tenants de la nouvelle technologie (comparable à ce qu’est pour nous la numérisation), face à l’attentisme de la commission (qui a choisi et payé 258 vues au total), illustrant l’impéritie des pouvoirs publics face à ce qui perturbe leur mode de fonctionnement. Dans une étude très fouillée, Anne de Mondenard retrace “l’odyssée du fonds” jusqu’au moment où elle eut accès, en 1992, à de nombreux incunables enfouis au Musée des monuments français, d’où résulte ce livre somptueux et son catalogue raisonné, désormais indispensable. Contrairement aux doutes d’il y a vingt ans, tout n’était pas perdu, en somme, et la photographie ancienne a de beaux jours devant elle.

- LA MISSION HÉLIOGRAPHIQUE, 1851, jusqu’au 10 mars 2002, Maison européenne de la photographie, 5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris, tél. 01 44 78 75 00, tlj sauf lundi et mardi 11h-20h.
- Anne de Mondenard, La Mission héliographique. Cinq photographes parcourent la France en 1851, Monum, Éditions du patrimoine, Paris, 2001, 320 p., 350 ill., 69 euros, ISBN 2-85822-690 3.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°142 du 8 février 2002, avec le titre suivant : La mission héliographique de 1851

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