TOULOUSE
Les Abattoirs de Toulouse se penchent sur les vingt dernières années de sa carrière, lorsqu’elle construit le « Jardin des Tarots » et s’engage dans la prévention contre le sida.
Toulouse.« À l’origine, je n’étais pas très favorable à cette exposition », indique Bloum Cardenas, la petite-fille de Niki de Saint Phalle et détentrice de son droit moral – « il y en a beaucoup et il faut se faire désirer », explique-t-elle. Que de chemin parcouru entre l’indifférence mêlée d’une pointe de mépris de la scène parisienne à l’égard de l’artiste, à son départ pour la Californie dans les années 1990, et sa disparition en 2002. « À cette époque, de nombreux professeurs refusaient de prendre en thèse des étudiants qui voulaient travailler sur ma grand-mère », se souvient-elle. Les raisons de ce désamour sont nombreuses : une esthétique trop décorative, l’éloignement géographique, un activisme entrepreneurial indigne…
Et puis est arrivée en 2014 l’exposition du Grand Palais, organisée par Camille Morineau. Elle aurait dû se tenir au Centre Pompidou, mais, découragées par la désinvolture du président du Centre de l’époque vis-à-vis de ce projet, la conservatrice et l’héritière se sont tournées vers la Réunion des musées nationaux. L’exposition, un peu contrainte par les espaces des Galeries nationales, a sorti l’artiste du cercle des « Tirs » et des « Nanas » dans lequel le public et la critique l’avaient cantonnée. Depuis, Niki « cartonne » et les expositions se succèdent dans le monde entier.
« Finalement, j’ai dit oui, poursuit Bloum Cardenas, car Lucia Pesapane et Annabelle Ténèze, les deux commissaires, proposaient de concentrer le propos sur les vingt dernières années de Niki. » Or la grande affaire de l’artiste dans ces années-là, c’est la construction du « Jardin des Tarots » [voir ill.] à Capalbio, en Toscane. Durant dix ans, elle fait bâtir un ensemble de sculptures monumentales, disposées dans un plan qui rappelle un village médiéval et s’inspirant de la thématique des 22 atouts du jeu de tarot : la Papesse, la Tempérance, le Soleil… C’est l’opportunité pour l’artiste d’illustrer, pour chacun de ces thèmes, sa vision du monde marquée par ses aspirations et son inconscient. Y domine la représentation de la « femme écrasée par l’Église et par les hommes » (selon les termes de l’artiste dans un entretien diffusé sur Antenne 2 en 1988), dans un chatoiement de formes rondes, colorées, baroques et souvent un peu kitsch. Niki de Saint Phalle a fait plus que mettre la main à la pâte (en l’occurrence, du plâtre qu’elle utilise pour créer les maquettes), elle vit au milieu des ouvriers qui construisent les sculptures et, lorsque L’Impératrice est achevée, elle s’installe dans son ventre aménagé en salon, chambre à coucher et salle de bains. Pour résider dans cet intérieur recouvert du sol au plafond de tesselles de verre, étouffant de chaleur et oppressant, il fallait une certaine détermination.
L’exposition des Abattoirs consacre plusieurs salles au « Jardin des Tarots », à travers des photographies, des maquettes, une vidéo et des éditions de certaines sculptures telle la Fontaine aux quatre nanas. « Niki avait un rêve et s’en est donné les moyens », explique Hélène Guenin, la directrice du Mamac (Musée d’art moderne et d’art contemporain) de Nice, qui a prêté de nombreuses œuvres – puisées dans la donation de Niki de Saint Phalle à Nice : « Elle a créé sa propre économie pour financer le jardin. » Ne voulant pas faire appel à l’argent public, l’artiste s’est lancée dans la commercialisation d’un parfum, de mobilier et d’objets décoratifs, de produits dérivés, toutes choses qui lui furent reprochées à l’époque par l’intelligentsia culturelle parisienne et dont rendent compte quelques salles à Toulouse. « Cette exposition permet de remettre en perspective ce qui pouvait apparaître comme commercial dans son travail », se félicite sa petite-fille.
Par jeu, les deux commissaires ont constitué une sorte de tenture faite de dizaines de bouées en forme de « Nana », bouées issues justement de ces fameux produits dérivés. Ce rideau permet de fermer l’entrée de la grande nef des Abattoirs, plongée dans une obscurité quelque peu inappropriée quand les sculptures monumentales de Niki de Saint Phalle sont installées généralement dans des paysages urbains ou naturels. Le visiteur est accueilli par l’une de ses sculptures, un Monstre du Loch Ness, tout de verre vêtu, qui trône habituellement devant le Mamac de Nice et a été restauré pour l’occasion.
Les années 1990 sont aussi marquées par l’engagement social et politique de l’artiste dans la prévention contre le sida, mal dont plusieurs de ses assistants meurent. Elle participe à la réalisation d’un petit livre, des deux côtés de l’Atlantique, intitulé Le sida c’est facile à éviter (éd. Flammarion, 1992). On la voit aussi sur les plateaux de télévision lors des journées de sensibilisation. Son engagement politique s’exprime à travers des lithographies qui mêlent dessins enfantins et messages textuels pour condamner les groupuscules anti-IVG, la politique de George Bush ou les armes en vente libre aux États-Unis. Ce n’est pas la production la plus intéressante de l’artiste.
Avec la multiplication des expositions sur Niki de Saint Phalle, on pourrait croire que tout a été dit sur l’artiste. « Eh bien non », répond Bloum Cardenas qui cite, pêle-mêle, le rapport des sculptures à l’architecture, la restauration des matériaux du « Jardin des Tarots » et surtout la série des « Mères dévorantes », au titre explicite. La relation de Niki avec sa mère adorée/haïe traverse pourtant toute son œuvre.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°597 du 21 octobre 2022, avec le titre suivant : La face moins connue de Niki de Saint Phalle