Représentant d’un fabricant de couleurs synthétiques, Léon Monet collectionnait les œuvres impressionnistes et particulièrement celles de Claude, son frère.
Paris. Dans l’exposition consacrée en 2020 par le Musée des beaux-arts de Rouen à François Depeaux (1853-1920) et sous-titrée « L’homme aux 600 tableaux », apparaissait en filigrane la figure de Léon Monet (1836-1917). La collection réunie par le frère aîné de Claude Monet (1840-1926) et les amitiés qu’il a nouées dans le milieu artistique parisien ont permis à son ami Depeaux de s’initier à l’impressionnisme. Ce Monet resté dans l’ombre est présenté aujourd’hui par Géraldine Lefebvre, historienne de l’art et commissaire de l’exposition du Musée du Luxembourg, à travers 157 œuvres et documents ainsi qu’un passionnant catalogue.
Léon Monet s’installe en 1869 près de Rouen comme représentant de la société bâloise de chimie Geigy & Co. Dans ce haut lieu de production de tissus, il est chargé de fournir le marché en couleurs synthétiques, beaucoup plus éclatantes que les couleurs naturelles. Doué d’une grande force de travail, il est apprécié de son employeur malgré ses défauts – la société Novartis, qui détient les archives de Geigy et a prêté pour l’exposition des documents et des échantillons, a retrouvé des notes attestant de son caractère parfois ombrageux.
Léon Monet sait vite se rendre indispensable à sa ville : en 1872, il fonde la Société industrielle de Rouen (SIR). La même année, Claude Monet, Camille Pissarro et Alfred Sisley sont au catalogue de la 23e exposition municipale, organisée au Musée des beaux-arts de Rouen. Les tableaux présentés appartiennent à Léon, tout comme Fleurs de printemps (1864) que Claude avait accroché à la 20e exposition, en 1864.
Géraldine Lefebvre a pu travailler notamment à partir des archives familiales des descendants de Léon Monet, lesquels conservent, outre des documents, la plus grande partie de la collection connue de leur aïeul, estimée actuellement à une soixantaine d’œuvres recensées et commentées dans le catalogue. La commissaire montre ainsi pour la première fois les deux premiers carnets de dessins de Claude Monet et le beau portrait que celui-ci a réalisé de son frère en 1874 [voir ill.]. Léon cachait ce tableau à ses visiteurs, peut-être parce qu’il était trop moderne dans son inachèvement, mais il admirait le travail de Claude et a acheté ses œuvres jusqu’au milieu des années 1880, date à laquelle elles rencontrent un succès commercial. La première mention d’un achat de Léon figure sur le carnet de comptes de Claude en 1872 : il s’agit de Canal à Zaandam (1871, non localisé), pour 200 francs. En 1875, Léon pousse les enchères à la première vente impressionniste organisée à Drouot par Renoir pour faire connaître le groupe. Il est le deuxième acquéreur après le marchand Durand-Ruel, emportant au moins cinq tableaux. Parmi eux, plusieurs portent la signature de son frère dont le séduisant Coucher de soleil sur la Seine (1874), acquis pour 255 francs – il a peut-être été acheté pour Depeaux car il n’est jamais comptabilisé par Léon dans sa collection – et Navires en réparation (1873), pour 190 francs.
Le peintre séjourne plusieurs fois à Rouen. En 1864, il vient simplement visiter l’exposition municipale. Mais en 1872 il produit une dizaine d’œuvres aux alentours de la ville. Entre 1892 et 1894, c’est la cathédrale qui monopolise son attention. Léon le reçoit également en 1880, 1881 et 1884 au bord de la Manche, dans sa maison des Petites-Dalles où il invite aussi Camille Pissarro. L’aîné des Monet n’a pas seulement été ce que Géraldine Lefebvre appelle un « pourvoyeur de motifs » : il a également permis à Claude de vendre ses œuvres aux collectionneurs de la région rouennaise. Les frères s’entretenaient-il d’esthétique ou de technique ? On l’ignore, mais il est certain que Claude utilisait des couleurs synthétiques et des recherches permettraient de savoir s’il s’est servi des produits de Geigy & Co. Les deux hommes se sont fâchés en 1909, lorsque le fils aîné de Claude, Jean, a quitté l’entreprise de son oncle en raison de la grave maladie qu’il y avait contractée en y travaillant au contact des produits chimiques. Ils restent cependant indissolublement liés par leur passion commune de la couleur, et la biographie de Claude Monet ne peut s’écrire, désormais, sans faire référence au rôle de Léon Monet.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°609 du 14 avril 2023, avec le titre suivant : La couleur, passion commune des frères Monet