Au XVe siècle, le peintre suisse Konrad Witz se passionne pour les techniques nouvelles de représentation venues des Pays-Bas. Dans ce panneau de 1435, faisant partie d’un retable depuis démembré, il porte une attention toute particulière aux personnages qu’il veut les plus réalistes possible : l’émotion perçue sur les visages et la texture des vêtements sont ainsi très travaillées.
La passion des musées et des grands collectionneurs français pour l’art transalpin est bien connue et abondamment étudiée. Bien que moins valorisé, leur engouement pour les peintres allemands est un phénomène tout aussi réel. A fortiori dans les établissements situés dans l’Est de l’Hexagone qui partagent avec le monde germanique des relations de longue date. Trois musées, ceux de Colmar, Besançon et Dijon, s’associent cet été avec l’Institut national d’histoire de l’art pour mettre en lumière la richesse insoupçonnée de ses collections. La capitale de Bourgogne qui conserve un des fonds les plus remarquables de la peinture allemande et suisse du Moyen Âge, grâce au généreux legs de Marie-Henriette Dard en 1916, se concentre sur le XVe siècle. Une période d’intense renouveau qui marque un apogée géographique pour le Saint Empire germanique englobant alors une grande partie de l’Europe du Nord et centrale, et qui s’étire jusqu’au cœur de l’actuelle Italie. Mosaïque de principautés, cet immense territoire comprend une multitude de foyers culturels où s’affirment des personnalités artistiques aussi talentueuses qu’originales. Les frontières que l’empire partage avec ses voisins, la France, les États Pontificaux et les Pays-Bas, génèrent des tensions géopolitiques, mais aussi d’inévitables et fructueux transferts artistiques. L’un des acteurs les plus emblématiques de ce métissage est Konrad Witz (env. 1400-1447). Originaire de Souabe (Suisse), il s’installe à Bâle afin de profiter de l’effervescence qui accompagne le concile de 1431. Il y mène une brève mais brillante carrière opérant une séduisante synthèse entre les influences germaniques et flamandes, tout en les mâtinant d’une tonalité très personnelle. Des motifs originaux mais aussi parfois ironiques, et même humoristiques, animent ses peintures au premier abord pourtant des plus sérieuses. Une inflexion des plus logiques car son patronyme signifie littéralement « blague » en français ! Considéré comme l’un des chantres du style gothique tardif du Haut-Rhin, il sera une source d’inspiration majeure pour la Renaissance du Nord.
Comme la majorité des œuvres ambitieuses de la fin du Moyen Âge, ce tableau n’en est pas un à proprement parler. Il faisait partie d’un ensemble bien plus vaste : un immense tableau destiné à orner l’autel du chœur de l’église Saint-Léonard de Bâle. Un retable aujourd’hui démembré, comprenant seize panneaux mesurant 7 mètres de large, et illustrant le récit médiéval du Miroir du Salut de l’humanité. Ce texte érudit met en relation des événements du Nouveau Testament avec ceux de l’Ancien Testament et des épisodes historiques de l’Antiquité. Ce traité de théologie qui compulse des notions dont les religieux discutent alors ardemment a suscité une iconographie complexe qui explique le caractère mystérieux de ce fragment. La scène représente, en effet, le moment où l’empereur Auguste demande à la sibylle de Tibur s’il doit accepter d’être divinisé. Il émet cette requête le jour de la Nativité. La prophétesse, pour seule réponse, lui indique du doigt le ciel où apparaissent la Vierge et l’Enfant Jésus.
La clef de lecture de l’œuvre est aujourd’hui perdue car la vision de la sibylle a été effacée du fond d’or et le panneau ne dialogue plus avec les scènes voisines. L’apparition devait néanmoins être spectaculaire, puisque l’empereur lève la main devant ses yeux pour se protéger d’une forte lumière. Les jeux de mains sont d’ailleurs au centre de la composition qui repose essentiellement sur la gestuelle expressive des personnages. Malgré leur caractère silencieux et statique, les protagonistes font montre d’une forte expressivité, voire d’une certaine théâtralité dans leur physionomie. Les sourcils arqués, le regard écarquillé et la bouche entrouverte de l’empereur témoignent de la stupéfaction qui le frappe devant cette apparition, tandis que le visage de la sibylle est transfiguré par cette manifestation divine. Cette volonté de traduire la vitalité des sentiments est emblématique du tournant réaliste du XVe siècle.
Le fond d’or, traditionnellement utilisé pour signifier l’appartenance d’une scène au registre divin, et visible uniquement lors des fêtes religieuses, confère un caractère encore quelque peu archaïque à la composition. Tout comme la position figée dans l’espace des personnages et leur canon un peu court qui sont caractéristiques de la peinture germanique de l’époque. Cette tonalité détonne avec le reste du tableau qui traduit l’aspiration au réalisme recherché par Konrad Witz. Le peintre est sensible aux nouveautés de son époque, à commencer par la révolution optique amorcée aux Pays-Bas par les primitifs. Il est ainsi l’un des premiers à introduire dans le monde germanique les innovations plastiques et stylistiques des Flamands, rompant définitivement avec l’abstraction du gothique international. Loin des corps gracieux, sinueux et éthérés, ses personnages possèdent une véritable présence et les volumes sont rendus avec justesse dans un espace défini par la lumière.
Parfaite synthèse entre les influences nordiques et flamandes, l’art de Witz incarne bien le creuset esthétique que constitue la peinture germanique. Son sens aigu du détail trahit ainsi son goût pour la peinture contemporaine des Pays-Bas, tout particulièrement Jan Van Eyck dont il partage le souci presque maniaque de la précision. Le Bâlois apporte, par exemple, un soin poussé au rendu des matières. Les tissus sont ainsi représentés de manière presque tactile : on ressent le poids du lourd velours qui compose le manteau d’Auguste et le moelleux de la fourrure qui borde le vêtement impérial. Le jeu d’ombre et de lumière dans les drapés accentue encore le caractère sensuel des étoffes aux couleurs profondes. Les carnations sont également très réalistes tout comme les reflets sur l’orfèvrerie et les pierreries, y compris dans d’infimes détails, à l’image des brillants joyaux qui parent la couronne et la robe de la prophétesse. Tous ces éléments confèrent de la vie et une forte présence à ces personnages.
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Konrad Witz. L’Empereur Auguste et la sibylle de Tibur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°777 du 1 juillet 2024, avec le titre suivant : Konrad Witz. L’Empereur Auguste et la sibylle de Tibur