PARIS
De l’œuvre de Kiki Smith, on connaît sa fascination pour le corps humain. Cette exposition, la première dans une institution française, montre d’autres facettes d’une production très riche.
Paris. L’exposition que consacre la Monnaie de Paris à Kiki Smith offre l’opportunité de découvrir le travail d’une artiste peu exposée en France, et qui l’est ici de façon remarquable. Très complet, le parcours, s’il n’est pas chronologique, présente à travers une centaine de pièces (sculptures, dessins, impressions, tapisseries…) toutes les périodes de sa création, depuis les premières œuvres datées des années 1980, jusqu’aux productions spécifiques pour cette exposition. Il permet ainsi d’apprécier pleinement sa démarche, originale tant par la variété des techniques auxquelles l’artiste a recours que par la richesse de ses inspirations. La démarche est aussi singulière, du fait de la place centrale qu’elle accorde à la figure féminine, mais également au spectateur, accueilli dans son univers comme dans un espace ouvert et propice à l’émerveillement.
Kiki Smith, qui vit aujourd’hui à New York, est née en 1954 à Nuremberg en Allemagne, d’une mère chanteuse lyrique et d’un père sculpteur, précurseur du minimalisme, qu’elle assista, un temps, dans la réalisation de ses maquettes préparatoires. La physiologie du corps constitue son premier champ d’investigation artistique, à la lumière de deux expériences : une formation de trois mois en médecine urgentiste et la découverte de l’ouvrage illustré de Henry Gray Anatomy of the Human Body (1858). L’originalité de son approche tient alors aux matériaux qu’elle introduit dans l’art contemporain : verre soufflé, cire, plâtre, papier… Car Kiki Smith avoue une passion pour les savoir-faire artisanaux. Dans la première salle de l’exposition sont ainsi présentées, à l’intérieur de vitrines en alcôve, des figures en porcelaine dont la délicatesse translucide évoque celle des biscuits de la Manufacture de Sèvres. Au sol, dans cette même salle, trois femmes en bronze sont allongées aux côtés de trois moutons, bergères assoupies dans un Eden réinventé (Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009). Nulle mièvrerie dans cette vision bucolique. C’est l’un des secrets de cette œuvre, qui, pour être nourrie de références aux contes de fées, sidère cependant par sa force.
Nombreuses sont également les allusions à la religion catholique dans l’iconographie personnelle de Kiki Smith. On le vérifie tout au long du parcours et dès la salle suivante, où une silhouette féminine pliée en deux semble comme crucifiée au mur (Untitled, 1995, [voir ill.]). Fragilité de la peau en papier kraft, abondance de la chevelure renversée de crin noir, cette image fait évidemment référence à celle du Christ en croix, en même temps qu’elle donne à voir ce corps que Smith a, dit-elle, « choisi comme sujet […] parce que c’est la seule chose que nous partageons tous ». Elle l’ausculte, le met à vif (Meat Head, 1992), ou à plat (Untitled (Skins), 1992), explicitant sa sexualité (Untitled (Upside-Down Body With Beads), 1993), ou soulignant sa vulnérabilité. Quant à sa Vierge Marie (Virgin Mary, 1992), elle en fait une écorchée vive. Mais qui semble sur le point d’ouvrir les bras, dans une étreinte embrassant généreusement le monde.
Présente jusque dans les titres, la référence au religieux, si elle n’est pas anodine, n’explique cependant jamais tout. Ainsi du personnage androgyne de son Annunciation (2010), vision née de la rencontre avec une amie en pleine chimiothérapie portant les cheveux courts et un costume masculin, mais aussi de l’affection de Kiki Smith pour une sculpture tahitienne de Gauguin et du souvenir de l’autoportrait de Frida Kahlo. Le tout formant un rébus visuel qui rappelle les représentations bouddhistes de Guanyin, la déesse de la Compassion. Sur le mur opposé, les panneaux en verre de Benediction réfléchissent le jour dans un éclat de vitrail. « Une de mes théories générales est que le catholicisme et l’art s’allient bien parce que tous deux croient en la manifestation physique du monde spirituel. »
La recherche formelle est constante chez Kiki Smith, au point qu’une même idée s’incarne parfois dans différentes expressions : dessin, lithographie, collage, sculpture, puis « sculpture à plat », une forme hybride qu’elle a commencé à travailler ces dernières années. Tout comme la tapisserie, une technique abordée cette dernière décennie après avoir été longtemps habitée par l’émotion d’un voyage à Angers, où elle vit les tapisseries de l’Apocalypse et découvrit celle de Jean Lurçat. Bien des années plus tard, à l’invitation des éditions californiennes Magnolia, elle s’est lancée dans le tissage. La présentation de quelques-unes de ses œuvres tissées, Sky (2011), Earth (2012), Underground (2012) ou Cathedral (2013), est un tournant de l’exposition qui fait soudain apparaître la couleur dans son travail. On peut s’abîmer longtemps dans la contemplation de ces tableaux de laine où s’entremêlent plusieurs strates : un frottage effectué sur un trottoir, une reproduction d’une photo de paysage, le dessin d’un ami… Ils témoignent aussi de son basculement dans une vision plus cosmique, qu’explorent plusieurs de ses séries récentes comme ces étonnantes gravures associées au processus du cyanotype pour saisir The Light of the World (« La lumière du monde », 2017).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : Kiki Smith, la grâce et la force