Étudiant à New York en 1988, le jeune photographe Baptiste Lignel, collaborateur régulier de L’œil, a rendu visite à l’artiste dans son atelier, deux ans avant sa disparition. Keith Haring intime.
L'homme moderne consomme l’information à une vitesse incroyable. L’artiste moderne doit produire des images d’une façon suffisamment rapide et efficace pour rester en prise avec notre monde en mouvement perpétuel. » Ainsi s’exprime Keith Haring dans le texte qu’il signe lui-même dans le catalogue de la Nouvelle Biennale de Paris, en 1985. L’époque n’était pas encore à la mondialisation et au tout-Internet. C’est dire s’il avait pressenti justement ce qui allait advenir sans imaginer sans doute le degré d’accélération que le monde allait atteindre.
Une même application et une grande concentration
Les photographies de son atelier new-yorkais prises par Baptiste Lignel en 1988, deux ans avant la mort de l’artiste, s’offrent à voir comme un témoignage très précieux non seulement de son univers, mais aussi de sa manière de travailler. Elles nous plongent au beau milieu du quotidien de l’Américain, et ce qui frappe au premier chef, c’est le côté appliqué et serein avec lequel il est à l’œuvre. Les images du photographe ne sous-tendent aucune sorte d’empressement particulier ; il apparaît même que l’artiste prend tout son temps, et cela surprend le regard par rapport à ce style extrêmement simplifié qui fonde sa démarche. On aurait pu penser en effet que le type d’écriture singulière que Keith Haring a mis en place s’exerçait dans une relative rapidité, tout comme il parle de la vitesse du monde moderne. L’un des enseignements de son art que nous révèlent ces images est de ne pas appréhender celui-ci dans une sorte de raccourci trop facile qui voudrait établir une équation d’égalité entre simplicité et vitesse.
Ce que montre bien Lignel, c’est que l’art de Keith Haring relève d’une pratique artistique qui tient d’abord et avant tout des arts appliqués, versant arts graphiques au sens où formes et couleurs sont au service absolu de l’image sans que celle-ci soit soumise, dans son exécution plastique, à la subjectivité de l’artiste. Qu’on le voie accroupi au sol ou assis à une table de travail, Haring affiche la même extrême concentration. S’il n’a pas le nez collé sur le support qu’il recouvre, il n’en est pas vraiment très éloigné, dans un rapport de tension physique que sanctionne son bras, tenant le pinceau sans prendre aucune sorte d’appui. La tête est tantôt droite, tantôt penchée, selon la pose adoptée, le regard derrière ses lunettes tout entier fixé sur la main qui applique la peinture, cerne graphique noir ou aplat coloré. Les images de Lignel rendent compte de la parfaite maîtrise dont fait preuve l’artiste, du soin qu’il porte à « tenir » la peinture de sorte qu’on suppose qu’il ne doit pas y avoir chez lui beaucoup de ratés, encore moins de repentirs.
Un atelier étonnamment propre et bien rangé
À ce propos, les vues de son atelier sont pour le moins « clean », l’importance que prend le sol au motif d’un échiquier, dont les cases noires et blanches sont à l’écho de son dessin au trait, est surprenante. Le plus étonnant est qu’il n’y en a pas une seule qui soit tachée de peinture. C’est à peine si les grands cartons qu’il dispose au sol pour y peindre de petits formats sont maculés, seul son pantalon l’est. Il respire dans cet atelier quelque chose qui renvoie bien plus à celui d’un graphiste que d’un peintre, comme si Keith Haring ne pouvait travailler que si tout était bien net autour de lui.
D’ailleurs, tout y est soigneusement bien rangé, regroupé, aligné. Il est vrai que ses œuvres ne donnent ni dans le lâché ni dans le négligé. Tout y est tracé quasiment au cordeau, et les cernes noirs qui configurent ses formes sont toujours d’une égale largeur tandis que ses aplats colorés témoignent d’une égale densité – ce qui leur donne cet aspect distancié d’affiche, voire de slogan, et leur confère cette puissance plastique d’impact. Une esthétique qui doit éminemment au pop art dans cette qualité identitaire, propre à l’Amérique, dont Warhol s’était fait le chantre et dont actent certains objets, bien en vue sur les photos de Lignel, comme cette enseigne cavalière, rouge vif, de Mobiloil qui est accrochée sur le mur du fond.
On pourra s’étonner aussi de ce que l’espace de travail dont dispose Keith Haring n’est pas particulièrement vaste. Cela explique du moins – outre la nature même de l’individu – que tout y soit ordonné. Les quelques œuvres en stock qu’on aperçoit sont rassemblées de sorte à occuper le moins de place possible afin que l’artiste soit à son aise pour travailler. À découvrir ces images, le sentiment est que l’on se trouve en présence d’un artiste qui a la tête sur les épaules, qui gère son affaire avec sérénité et qui ne semble pas être dans le doute. Dans le texte de la Nouvelle Biennale de Paris, Keith Haring dit encore que ses images lui « viennent consciemment à l’esprit [lorsqu’il] cherche à transmettre une idée, mais, souvent, [qu’]elles sortent de [son] imagination sans chercher à signifier quelque chose de spécifique ». Il ajoute qu’il faut laisser agir le hasard et la spontanéité « tout en maintenant un niveau de conscience qui permette de concevoir et de contrôler l’image ». Concevoir et contrôler, c’est exactement ce que disent les vues d’atelier qu’a eu l’opportunité de réaliser Baptiste Lignel.
« J’étais fan. Pour mes treize ans, mon père m’a amené au vernissage d’une exposition de Keith Haring à Knokke-le-Zoute, en Belgique, dans l’espoir de le rencontrer. C’est là que nous sommes devenus amis. Ces images ont été prises à New York plus d’un an plus tard, le 30 octobre 1988. Après un déjeuner avec ma famille, j’accompagne Keith dans son studio où il doit produire des œuvres pour une prochaine exposition à la galerie Shafrazi. Il installe les feuilles au sol, met de la musique classique et se met au travail. Il est concentré, et il me laisse virevolter autour de lui avec mon tout nouvel appareil photo. Je suis comme dans un magasin de jouets, entouré de prototypes de sculptures, de photos de copains, de t-shirts du Pop Shop… Il y a cette fascination de voir en direct le trait du pinceau qui donne vie à un dessin, sans hésitation, ni brouillon, devant mes yeux. Après le dessin à l’encre de Chine, Keith applique les couleurs les unes après les autres sur tous les tableaux. Il m’explique essayer de reproduire le coloriage malhabile d’un enfant. On se quitte à la nuit tombée, pour se retrouver le lendemain pour la fête d’Halloween, pour laquelle Keith aura passé une journée à coudre un costume… »
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Keith Haring séance privée
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Abonnez-vous dès 1 €Le reportage de Baptiste Lignel fait l’objet d’une publication :
B. Lignel, Keith Haring
Studio 30.10.1988, éditions Alternatives, 48 p., 15 euros.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°657 du 1 mai 2013, avec le titre suivant : Keith Haring séance privée