Joe Jones « American Justice »

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 13 décembre 2016 - 1201 mots

Révolté par la condition des Africains-Américains aux États-Unis, le peintre humaniste peint une histoire sans fard de l’Amérique, comme cet insupportable lynchage.

Dans la salle « Cauchemars et réalités » de l’exposition « La peinture américaine des années 1930 », sous-titrée « The Age of Anxiety », le tableau de Joe Jones frappe par la violence de son sujet et la naïveté presque caricaturale de son style. Une femme noire gît à moitié nue, tandis qu’une assemblée du Ku Klux Klan est aussi responsable d’un incendie. Une corde de pendaison domine ces scènes nocturnes glaçantes. Qui est Joe Jones ? Un peintre noir défenseur de sa communauté si maltraitée dans les années 1930 ? Non, Joe Jones est blanc, d’origine galloise et allemande. Autodidacte, il commence sa carrière en peignant des portraits, de sages paysages, quelques natures mortes jusqu’à American Justice, en 1933. Cette représentation violente, quoiqu’étrange en raison de l’isolement entre la figure suppliciée et ses bourreaux, sera son premier tableau engagé, celui qui le fait basculer du côté du réalisme social, un régionalisme marxiste peu commun. 

Pour Jones, membre encarté au parti communiste depuis 1933, la montée du racisme résulte du capitalisme. Les travailleurs blancs en viennent à appeler les noirs à démissionner de leurs emplois afin de les leur laisser, puisqu’ils se pensent supérieurs et prioritaires. Les groupuscules du Ku Klux Klan entretiennent avec une haine tenace cette pensée. C’est insupportable pour ce jeune homme de 24 ans, prêt à faire la révolution en peinture, battant le pavé dans des manifestations musclées. Comme Thomas Hart Benton, Diego Rivera ou José Clemente Orozco, dont il ira admirer les fresques à New York ou Chicago, la peinture doit être publique pour être efficace.

Parallèlement à sa production de toiles, il entreprendra donc d’ambitieuses œuvres pariétales, écrivant une histoire sans fard de l’Amérique. Le titre de son œuvre est-il ironique ? Désabusé, peut-être ? Son ambition est de répondre au souhait du parti de représenter le lynchage, de ne plus cacher cette pratique ignoble. D’ailleurs, Benton lui aussi représentera un jeune pendu en 1934 et 1935, une grande exposition contre cette pratique se tiendra à New York, ville dans laquelle déménage Jones la même année. Ses toiles n’auront pas la même intensité que cette peinture révoltée dont la puissance est étonnamment intacte.

Chronologie

1909
Naissance à Saint-Louis (États-Unis)

1935
Première exposition à New York

1937
Récompensé de la Bourse Guggenheim

1951
Il expose des peintures à New York qui montrent un changement dans son style

1963
Meurt d’un arrêt cardiaque à Morristown (États-Unis)

Le Ku Klux Klan
C’est le grand Thomas Hart Benton, chef de file de l’école régionaliste américaine, lui aussi originaire du Missouri, qui représenta pour la première fois des membres du Ku Klux Klan et leurs attributs tristement identifiables, la même année que Joe Jones. Century of Progress dressait l’histoire de l’Indiana, indissociable de ce groupe d’extrémistes racistes. La fresque étant destinée à la Foire universelle de Chicago dédiée au progrès, le choc fut d’autant plus rude pour les autorités. Mais il faut dire qu’en 1924, 40 % des hommes blancs de cet État contribuaient au Klan. L’organisation, qui comptait plus de 100 000 membres à travers le pays, s’opposait à l’embauche d’ouvriers noirs dans les usines du Missouri. Pour un homme de gauche aussi engagé que Jones, la situation devait être dénoncée. Il représente les membres encapuchonnés, armés de glaives, décorés de la croix chrétienne, formant un cercle autour d’une lumière quasiment surnaturelle bien différente de celle des torches servant à enflammer les habitations et les traditionnelles croix. L’ambiance sépulcrale reprend celle véhiculée par la plupart des photographies représentant les réunions secrètes du KKK.

Étranges fruits
Même si la corde de pendaison est vide et n’est certainement pas destinée à la victime africaine-américaine du premier plan, elle se détache pleinement sur le fond sombre, menace latente qui plane sur la communauté noire du Missouri. Alors que seulement huit lynchages sont attestés en 1932, vingt-six sont perpétrés en 1933. Pour lui, ce lynchage est l’équivalent d’une Crucifixion de la Renaissance, écrit-il à la mécène Elizabeth Green. Jones se voit en peintre d’histoire, celle de cette Amérique inquiète et raciste qui se relève péniblement de la crise de 1929. Quasiment inscrite sur l’axe vertical médian du tableau, la corde et son collet rappellent les supplices qui se multiplient alors dans le pays, ces Strange Fruits (« fruits étranges ») que chanta Billie Holiday en 1939. Jones s’était engagé auprès du parti communiste, auquel il adhéra en 1933, à faire interdire le lynchage et, surtout, à représenter le sujet, inexistant dans l’iconographie. Le parti demandera sans succès la peine de mort pour les bourreaux. En 1935, l’artiste peindra à nouveau le sujet à deux reprises : dans une fresque pour le Commonwealth College (Arkansas) et dans un tableau perdu, Struggle for Negro Righte.

Odalisque ou martyre ?
La victime est revêtue de cette toge blanche qui pare habituellement la Justice. Bien avant que Martin Luther King ne développe la figure du « Christ noir », Jones livre une très rare représentation des sévices sexuels qui touchaient fréquemment les femmes noires, ainsi que le rappelle Melissa Wolfe dans l’unique monographie consacrée au peintre en 2010. Ici, le corps à demi nu, rendu presque érotique par la posture, souligné par la blancheur surnaturelle du tissu, occupe quasiment toute la largeur et la moitié inférieure de la toile. Il participe au climat de terreur de cette œuvre « coup de poing » exposée pour la première fois en 1933. Ses yeux révulsés ne laissent aucun doute quant à sa mort, veillée par un chien fidèle, abandonnée par ses tortionnaires. Si le viol ne peut être que présumé, pour l’historienne Frances Pohl, il ne fait aucun doute en raison des symboles phalliques dans le tableau (torche, forme des capuchons). Suite à ce tableau, le tout premier à être aussi politique, Joe Jones continua de représenter la condition misérable des ouvriers noirs.

Double lecture
Ce n’est pas dans le Missouri que Jones peignit cette vision sarcastique et terrifiante de la justice américaine, telle qu’elle était rêvée par les membres du Klan, mais à Provincetown, dans le Massachusetts. C’est dans une colonie d’artistes notoirement de gauche où il séjourna trois mois que le peintre se radicalisa. La défense des droits des populations noires lui tenait particulièrement à cœur. À son retour à Saint-Louis, il dirigera deux fois par semaine le seul atelier de peinture pour chômeurs noirs et blancs, sans distinction. Ironiquement, les cours se tenaient dans l’ancien palais de justice de la ville, là-même où en 1857 fut rendu le célèbre arrêt Dred Scott. Dans cette affaire, la cour décida que les noirs n’étaient pas des citoyens à part entière, un verdict qui allait attiser les tisons de la guerre de Sécession à venir. Alors que Jones représente une petite maison de la classe moyenne, un chien, symbole de fidélité mais aussi représentatif d’un certain confort domestique, un article du Time, publié en 1935, fera une analyse particulièrement raciste du tableau, expliquant que la victime est une prostituée. Le crime est donc présumé moins grave. L’actuel mouvement Black Lives Matter montre, hélas, que le sujet reste d’actualité et que la justice américaine entretient une iniquité raciale patente.

« La peinture américaine des années 1930 »

Jusqu’au 30 janvier 2017. Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries (côté Seine), Paris-1er . Tarifs : 6,50 et 9 €. Ouvert tous les jours sauf mardi de 9 h à 18 h. Commissaires : Judith A. Barter, Laurence des Cars. www.musee-orangerie.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°697 du 1 janvier 2017, avec le titre suivant : Joe Jones « American Justice »

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