Du talent à la virtuosité en passant par l’héritage ou l’ascendance, l’hagiographie semblait avoir épuisé les niveaux de lecture de l’œuvre de Delacroix. Son musée en suggère un autre : l’amitié.
L’aphorisme de Montaigne évoquant sa relation avec La Boétie pourrait caractériser les liens qui unirent Delacroix à ses proches lors d’une « période romantique » qui, de 1822 à 1830, le conduisit à nouer des amitiés fondamentales en ce qu’elles invitent à pénétrer les mécanismes ayant présidé à sa création contemporaine. Ainsi, une sélection savante de peintures, dessins et gravures permet à l’ineffable musée de la place Furstenberg de relire les pages incontournables d’une œuvre complexe, à la lumière des rapports silencieux que l’artiste entretint avec des êtres dont le prix était de n’en pas avoir.
La perte de sa mère à seize ans et les soupçons portant sur la légitimité de son prétendu père constituèrent les cicatrices précoces et indélébiles de la mélancolie de Delacroix. Volontiers atrabilaire, l’artiste compensa cette précarité et cette incertitude familiales en s’appliquant à ne pas exposer ses amitiés à cette même fatalité du malheur, lui qui avoua sans détour, à l’âge de vingt ans : « Je ne suis heureux, tout à fait heureux que lorsque je suis avec un ami. »
À l’époque où il est encore « impérial », le lycée Louis-le-Grand abrite les premières amitiés fécondes d’un jeune Delacroix écorché par des douleurs silencieuses qu’apaise un besoin irrépressible de verbaliser, avant qu’il ne soit peint ; un tumulte intérieur dont la violence lyrique saura sous peu résonner avec le monde.
Indéfectibles camaraderies
Animé par un sens intransigeant de la loyauté, l’adolescent fait rapidement de ses camarades des confidents intimes et les dépositaires privilégiés d’une sensibilité exacerbée où le calme le dispute à
la tempête. Ces amis ont pour nom Jean-Baptiste Pierret, Louis et Félix Guillemardet ou Achille Piron, celui-là même qui l’assista jusqu’à ses derniers jours et fut, presque logiquement, son légataire universel et premier biographe.Et s’ils ont un nom, ils auront un visage pour l’éternité : sa Soirée de la Saint-Sylvestre (1817-1818) saisit l’atmosphère complice unissant les protagonistes d’une scène triviale dont la joyeuseté perce sous l’économie brillante du lavis.
Si la bohème du début du xixe siècle est dure à qui veut, sans fortune, faire valoir son talent, l’atelier de Guérin dévoile toutefois à Delacroix une règle proverbiale prévalente : le monde est petit quand on est un grand artiste. Les liens qu’il noue avec les frères Scheffer, Léon Cogniet, Paul Huet ou Alexandre Colin ne concurrencent pas ceux, insignes et pleins de déférence, qui l’unissent à Géricault.
Fervente et disciplinée, cette amitié émulative conduit Delacroix à poser pour Le Radeau de la Méduse (1819) de son aîné qui, en retour, lui confie sa commande reçue pour la Vierge du Sacré-Cœur (1820-1821). Et lorsque Géricault disparaît tragiquement en 1824, l’auteur des récentes Scènes des massacres de Scio oublie sa précarité financière pour acquérir des œuvres originales et des copies de celui dont il partage la passion pour les chevaux (voir p. 49).
Le pied à l’étrier donc, Delacroix partage ses soirées entre divers salons et cénacles dont les participants, devenus de précieux contacts, constituent bientôt un saisissant bottin mondain, depuis les frères Devéria à Hugo en passant par Thiers, Mérimée, Stendhal ou Cuvier...
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L’on ne saurait aborder les rapports qu’entretint Delacroix avec ses contemporains sans évoquer l’amitié empathique qui l’unit à ses homologues britanniques, depuis Bonington, qu’il fréquenta à Paris, à William Etty. La présence de pièces majeures de ces deux artistes est à cet égard éloquente tant elle illustre le plébiscite de Delacroix envers une outre-Manche vécue comme une terre d’élection.
Son séjour anglais de 1825, outre qu’il le confirme dans ses affinités anciennes, conduit le maître romantique à alimenter sa grammaire auprès de Lawrence et de Constable dont les innovations formelles le fascinent autant que la lecture de Shakespeare, Byron ou Scott.
Âgé, fatigué et malade, Delacroix ne désavouera jamais ses amitiés plurielles qui lui extorqueront, à l’heure du travail accompli, ces mots nostalgiques : « Maintenant, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de penser au passé. »
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" Je ne suis heureux que lorsque je suis avec un ami "
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°599 du 1 février 2008, avec le titre suivant : " Je ne suis heureux que lorsque je suis avec un ami "