Jan Voss, peindre des batailles

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 23 juin 2015 - 1555 mots

Le peintre allemand, installé en France depuis les années 1960, fait partie des grands noms de la Figuration narrative. Alors que plusieurs expositions et une monographie lui sont consacrées
en France, nous sommes allés lui rendre visite dans son atelier de la banlieue parisienne.

Un rond pour faire le corps, deux traits pour dessiner les bras et autant pour les jambes ; une grille, un soleil, des formes seulement géométriques (triangles, cercles, cônes…), un visage, une gueule, un œil – l’œil-lampe de Guernica –, peut-être le trou d’une serrure… Un sexe ? Tout fait signe dans l’œuvre de Jan Voss, mais rien ne fait sens. Sans doute est-ce un comble pour un artiste que l’on range dans la Figuration dite « narrative », mais la narration chez Jan Voss finit là où commence la peinture. Même ce qui semble être parfois des mots ne signifie rien d’intelligible. En 1982, Anne Tronche voyait dans ses tableaux et ses gravures autant d’« embryons d’anecdotes » que de « points d’appui défaillants ». Quelque chose de paradoxal est donc à l’œuvre chez l’artiste, dans ses peintures et ses gravures à la fois extraordinairement bavardes et d’un mutisme quasi forcené. Il faut donc aller chercher la narration ailleurs, dans le brouhaha et le désordre qui règnent sur la toile, dignes d’une bataille. « Une nuit, je passais dans ma maison devant une de ses toiles, raconte l’écrivain et cinéaste Peter Handke dans ses Quelques notes sur le travail de Jan Voss (1995), et vis dans l’obscurité une réplique de cette bataille peinte jadis par Uccello, bataille implacable, sombre, sans horizon et sans aucun espace intermédiaire entre ces contours qui cherchaient à s’entretuer, sans cesse, jusqu’à l’aube. » Peindre, n’est-ce pas déjà mener bataille ?

Retour en grâce
Arcueil, par un beau matin du mois de juin. Le silence après la bataille. Nous avons rendez-vous avec Jan Voss. Tout au fond d’une longue allée bordée de pots de fleurs sagement alignés, l’artiste attend planté là dans l’embrasure de la porte vitrée de son atelier. Le peintre a enfilé un polo rose qui semble avoir été choisi pour contraster avec la couleur bleue de la porte d’entrée métallique de l’ancienne usine déconsacrée de cette banlieue sud de Paris. Dans l’un des pots, sur une table basse, pousse un hortensia – bleu lui aussi ; un peu plus loin, le long d’un tuteur, la nature grimpe, domestiquée. Rose, bleu, vert : l’allée comme un préalable à l’œuvre du coloriste Jan Voss.

Si le bâtiment semble de l’extérieur un peu étroit, à l’intérieur, rien de tel : l’atelier est tout le contraire, large et étendu. L’artiste y a aménagé différents espaces, tous irradiés de la lumière naturelle venue des verrières zénithales : à gauche, c’est là que le peintre peint ses grandes compositions et que le sculpteur assemble ses reliefs ; à droite, dans un espace plus réduit, c’est ici que le dessinateur et graveur pratique. Entre les deux, un troisième espace sert d’antichambre. Partout des toiles y sont en transit, soigneusement empaquetées dans du papier-bulle ; certaines partent, d’autres reviennent. C’est que l’actualité du peintre est riche cette année, qui a exposé ou se prépare à le faire : ses aquarelles et ses livres illustrés à Narbonne, ses gravures dans une petite galerie de Villeneuve-sur-Yonne (où il possède un autre atelier), ses reliefs et sculptures à la chapelle Saint-Sauveur à Saint-Malo, des œuvres récentes au centre d’art de Royan, une rétrospective à l’espace Encan à La Rochelle et, enfin, à l’automne prochain, les œuvres récentes à la Galerie Lelong qui représente l’artiste à Paris. Pour couronner le tout, une importante monographie paraît ces jours-ci chez Hazan avec un nouveau texte d’Anne Tronche, fidèle exégète de l’artiste avec Yves Michaud. Jan Voss bénéficie à n’en pas douter d’un double effet : le regain d’intérêt porté à la peinture si longtemps mal aimée ; et l’attention témoignée aux artistes de la Figuration narrative si vite sacrifiés… Après Télémaque, Monory, Erró, et avant Fromanger (dont une rétrospective est programmée au Centre Pompidou en 2016), c’est donc au tour de Jan Voss de (re)faire parler de son travail – Peter Handke préfère le mot « jeu » au mot « travail » –, et de lui.

Cela n’est d’ailleurs pas inutile, l’artiste n’étant pas le mieux identifié parmi les peintres de sa génération. S’il était présent dans le générique de « Figuration narrative » programmée en 2008 au Grand Palais – mais à la fin –, aucune de ses œuvres n’était en revanche proposée lors de la vente thématique organisée par Cornette de Saint Cyr en mars dernier, ni même accrochée dans l’exposition-vente actuellement présentée à La Patinoire de Bruxelles [lire p. 159]. Il s’agirait tout de même de ne pas oublier Jan Voss.

Un paris multiculturel
Jan Voss naît en Allemagne en 1936, l’année de l’étalage de propagande nazie des jeux Olympiques de Berlin, au moment où les jeunes Allemands sont désormais embrigadés obligatoirement dans les Jeunesses hitlériennes. Bien sûr, Voss ne fera pas la guerre qui se mondialisera trois ans plus tard, mais il en connaîtra les conséquences après la capitulation allemande : « Comme tout le monde, nous cherchions à nous refaire une vie ailleurs, surtout à l’ouest [Voss est né à Hambourg]. Mais c’était compliqué », se souvient l’artiste. Le petit Jan, enfant « immature et révolté », ne travaille pas à l’école. À 18 ans, sans aucun diplôme en poche, il fugue avec un copain en Turquie : « C’était évidemment complètement idiot. J’étais un jeune homme romantique qui voulait faire comme August Macke et Paul Klee, qui étaient partis en Tunisie. » Il y séjourne six mois avant que son père, médecin, ne le fasse revenir par le train en Allemagne. De retour à Munich, il s’inscrit à l’école des beaux-arts, où il fréquente l’atelier d’Ernst Geitlinger, qui « [lui] laisse une grande liberté ». « À cette époque, en Allemagne, beaucoup de professeurs en place avaient été nommés par les nazis. Geitlinger était l’un des rares enseignants qui soient un peu de son temps. » Mais, poursuit l’artiste, « le nazisme avait suffisamment imprégné l’esprit des gens pour qu’ils trouvent l’art  “actuel” sans intérêt. Pour beaucoup, il s’agissait encore d’art “dégénéré”. »

C’est pourquoi Jan Voss décide de partir pour Paris. Cette fois, il ne s’agit plus pour lui de fuir mais de créer. « Lorsque j’arrive en France au début des années 1960, Paris est alors un carrefour où tout le monde se retrouve, et notamment les réfugiés venus du monde entier, d’Espagne, du Portugal, des pays communistes, d’Amérique latine, etc. » Un terreau qui sera favorable à l’éclosion de la Figuration narrative. Adami, Bertini et Recalcati sont italiens ; Erró est islandais ; Arroyo, espagnol ; Fahlström, brésilien ; Télémaque, haïtien ; Klasen, allemand ; Bertholo, portugais… Bertholo qui, après avoir rencontré Jan Voss à Munich où il était parti avec Lourdès Castro sur les traces de Klee, accueille l’artiste allemand à Paris. Désormais installé en France, Jan Voss se détache petit à petit de l’école de Paris qui l’avait d’abord influencé. « En matière d’abstraction, tout avait été fait. Je trouvais ridicule de refaire du Poliakoff ou du Vieira da Silva », raconte-t-il aujourd’hui. Alors il cherche sa voie, qu’il trouve du côté de la figuration et de l’art populaire : « Tout changeait autour de nous : les romans-photos, la bande dessinée, les affiches de cinéma… Nous voulions rompre avec l’élitisme de l’école de Paris, intégrer le populaire dans l’art ! »

Une archéologie de la création
En réalité, Jan Voss a davantage digéré l’abstraction qu’il n’a véritablement rompu avec elle. Cinquante ans plus tard, elle continue d’ailleurs de hanter les formes colorées qui structurent ses compositions, grandes et petites. Par-dessus se superposent, comme différentes strates d’une archéologie de la création, d’autres leçons : celles de Paul Klee, des expressionnistes allemands et des griffonnages de Cy Twombly, que Voss découvre en 1963 à la Galerie J de Jeanine Goldsmith – une véritable révélation ! Sans oublier la découverte de l’art pariétal des grottes du Tassili que Jan Voss visite au début des années 1970.

Retour à Arcueil. Jan Voss repose sa tasse de café, se lève, nous invite à le suivre là où il peint. Au sol sont étendues plusieurs toiles à des degrés divers d’avancement. L’une d’elles est enduite de couleur verte. L’artiste a commencé par disposer dessus d’autres morceaux de toiles découpées, puisés dans un tas – comme un réservoir de formes – situé à côté. Sur ces morceaux sont dessinées des silhouettes, des grilles… tous ces signes qui ne font jamais sens chez le peintre. Du moins pas encore, car cet après-midi et demain Jan Voss reprendra son pinceau. Il dessinera son jeu de lignes noires, ses tours et ses détours qui formeront comme un labyrinthe qui deviendra peu à peu le sujet de la toile. Certains y verront une bataille, d’autres un tableau. Mais tous y reconnaîtront d’abord un Jan Voss… 

Repères

1936
Naît à Hambourg (Allemagne)

1955-1960
Étudie à l’école des beaux-arts de Munich

1960
S’installe à Paris

1978
Rétrospective à l’Arc, Musée d’art moderne de la Ville de Paris

1987-1992
Professeur aux Beaux-Arts de Paris

2008
Exposition « Figuration narrative au Grand Palais »

2015
Parution de Jan Voss aux éditions Hazan, avec un texte d’Anne Tronche (350 p., 39 €)

« Toutes voiles dehors ! Rétrospective Jan Voss »
du 3 juillet au 23 août 2015. Espace Encan, La Rochelle (17). Du mardi au dimanche de 10 h à 19 h 30. Tarifs : 6 et 4 €.
Commissaires : Henri et Bénédicte Jobbé-Duval.
www.larochelle-evenements.fr

« Œuvres récentes. 2012-2015 »
du 3 juillet au 4 octobre. Centre d’arts plastiques de Royan (17). Ouvert du mardi au dimanche de 15 h à 18h. Commissaire : Jean-Pascal Léger.
centreartsplastiques-royan.over-blog.com

« Jan Voss, gravures »
jusqu’au 5 juillet 2015. Galerie Caron Bedout, 8, rue Bretoche, Villeneuve-sur-Yonne (89).
www.galeriecaronbedout.com

« Traverser »
du 11 juillet au 11 octobre. chapelle Saint-Sauveur à Saint-Malo (35). Ouvert tous les jours de 11 h à 19 h. Tarifs : 6 et 3 €.
www.ville-saint-malo.fr

« Jan Voss. À suivre... »
du 26 novembre au 16 janvier. Galerie Lelong, Paris-8e.
www.galerie-lelong.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : Jan Voss, peindre des batailles

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque