1. Le violoniste - L’artiste bafoué
Relégué tel un pantin dans un angle de la toile, le violoniste gît comme une charogne oubliée. Vulgaire mannequin flottant dans un costume trop ample, il semble déserté par le souffle de la vie, figé dans une expression impavide. Une allusion, certainement, à l’incompréhension critique dont Ensor semble être la victime sempiternelle. Car si ses toiles furent maintes fois conspuées par les jurys officiels, elles offensent à présent jusqu’à ses confrères : Ensor est écarté à deux reprises, en 1888 et en 1890, des expositions du Groupe des XX, dont il est pourtant un acteur majeur.
Faut-il voir dans le violon un pied de nez à la grande peinture ? Faut-il voir sous l’instrument un dégoût du pinceau chez un peintre qui, prétendument persécuté, se déclarera bientôt musicien ? Le sarcasme, comme une arme, dans ce « Pays solitaire de Narquoisie où règne le masque tout de violence, de lumière et d’éclat ».
2. Pierrot - L’homme désenchanté
Nombreuses sont les occurrences du clown blanc dans la peinture d’Ensor. Figure énigmatique, Pierrot est un être lunaire et solitaire, le regard perdu, parfois désolé. Loin de n’être qu’un personnage de la Commedia dell’Arte, le clown triste dénote invariablement par son sérieux. Volontiers tragique, il semble avoir conscience de l’ineptie d’un monde que célèbrent bruyamment des bouffons et des pitres indociles.
En ce sens, Pierrot est à l’image de l’artiste, conscient mais démuni, indépendant mais seul devant le spectacle affligeant du cirque quotidien. Faut-il rappeler que Pierrot est le titre d’une toile admirable de Watteau (1718-1719), pleine d’une poésie mélancolique, d’une fatalité mortifère ? Du reste, le protagoniste d’Ensor se « squelettise », son costume immaculé peinant à dissimuler le violacé expressionniste qui congestionne son visage. Cinq ans plus tard, Pierrot ne sera plus qu’un crâne exorbité entouré par La Mort et les Masques (1897). Ensor croit-il encore en la sublimation du réel par l’art ? Une chose est certaine, la lumière de Pierrot vient tout juste de s’éteindre…
3. Les masques - La critique épinglée
Quatre personnages. L’un, enturbanné et ventru, se repaît d’une farce dont ses lèvres maquillées semblent tordre les dernières syllabes. Un autre, affublé d’une coiffe grotesque et d’un manteau criard, tient dans sa main l’ivresse embouteillée qui le fait tituber. Un troisième, le visage blafard et enfariné, cache un corps étique sous une cape rouge sang et un pantalon bleu outremer. Le dernier, chapeauté d’un bicorne cocardier et vêtu d’une toge bariolée, s’amuse d’une plume chancelante. Quatre personnages fanfaronnant où le comique le dispute au tragique, le rire aux larmes.
Blessé, Ensor écorche la critique qui vilipende régulièrement ses toiles. Les censeurs deviennent les marionnettes d’une pantomime burlesque et insensée, la parole juge n’étant plus qu’un borborygme perdu dans le tohu-bohu des paillasses. Le pinceau, lui, est souverain. Les couleurs sont crues et cruelles, les formes expressives et expressionnistes. La peinture tonitrue, incendie. Les masques tombent, les maquillages ruissellent. Ensor dévisage et défigure, comme jamais. La vengeance est un plat qui se dévore brûlant.
4. La fenêtre - L’échappée belle
Où respirer dans cette antichambre de la tragédie ? Que respirer dans cette atmosphère viciée par l’absurde ? La fenêtre qui s’ouvre sur le mur de gauche offre l’unique perspective, littérale et symbolique, de cette sinistre kermesse. Ménagée à la manière des maîtres flamands, de Campin à Vermeer, elle dévoile un ailleurs réconfortant quand l’ici et le maintenant sont saturés par la couardise et l’inanité.
Réfugié à Ostende dans un havre infrangible, Ensor guette encore le tropisme flamand depuis une fenêtre ouverte sur le monde. Il sait que la modernité ne rime pas nécessairement avec l’exil. D’ailleurs, à quoi rime ce monde ? En 1911, Emil Nolde vint à Ostende, juste pour lui poser la question.
Légende Photo : James Ensor, Les Masques singuliers, 1892 - © MRBAB, Bruxelles
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James Ensor, Les Masques singuliers, 1892
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°618 du 1 novembre 2009, avec le titre suivant : James Ensor, <em>Les Masques singuliers</em>, 1892