Peinte pour le duplex de la collectionneuse Peggy Guggenheim, la toile de Pollock, exceptionnelle par ses dimensions et son histoire, est encore visible à Málaga d’où elle partira, en septembre, pour Londres.
Pollock n’est déjà plus un peintre, mais un mythe. Sa vie n’appartient d’ailleurs plus à l’histoire, mais à la légende, avec sa succession de récits qui font les génies. Le dernier de ces récits, celui de sa disparition violente au terme d’une carrière météorique, n’est pas le moins fameux : le 11 août 1956, à Long Island, l’artiste prend le volant de sa voiture. Il roule vite, très vite même. Trop vite pour quelqu’un qui s’est saoulé. À 22 h 15, il plante sa voiture dans un arbre. Tue une jeune femme, Edith. Meurt. Banal accident ou suicide d’un artiste qui ne supporte plus le poids de son talent et la pression du milieu artistique ? La question reste ouverte au générique de fin de Pollock, le film qu’Ed Harris a consacré au peintre en 2000… Jackson Pollock, cet autre « suicidé de la société », chef de file d’une génération – l’Expressionnisme abstrait – qui comportera sont lot de « maudits » (dont Gorky et Rothko). L’artiste n’est-il pas allé trop loin dans la peinture pour en sortir indemne ? Et comment peindre après le dripping, cette pratique qui consiste à ne plus peindre sa toile comme avant, mais à faire couler la peinture dessus, une fois disposée à même le sol ?
Naissance d’une légende
Dans cette légende, un tableau tient une place importante : Mural. En 1943, Peggy Guggenheim commande au peintre une décoration murale pour l’entrée de son duplex situé sur la 61e Avenue à New York. Pollock a encore dans les yeux Guernica, qu’il a pu admirer à New York en 1939, chez Valentine Dudensing en janvier et, dix mois plus tard, dans la rétrospective Picasso du MoMA. La découverte du chef-d’œuvre de Picasso lui fait changer progressivement sa manière de peindre ; ses toiles deviennent des champs de plus en plus grands de débauches de couleurs et d’énergie, dont Mural sera la cadence parfaite. Mural, une toile de plus de six mètres sur deux, la plus grande jamais peinte par l’artiste, qui a dû abattre une cloison de son atelier. La légende veut que Pollock l’ait exécutée en une nuit de folie ; « un chaos de jarrets, de jambes et de crinières déployées, une charge à travers l’immense toile, dans une panique noire graphique », écrira le peintre. La découverte du tableau dans l’appartement de la collectionneuse par l’intelligentsia artistique d’abord, puis, en 1947, par le public dans une exposition au MoMA, contribuera à faire de Pollock, selon le magazine Life, le « plus grand peintre vivant américain »… et à bouleverser la peinture américaine.
Depuis, la toile a été roulée et déroulée cinq fois : en passant de l’atelier de Pollock à l’appartement de Peggy Guggenheim d’abord, puis du studio Vogue (où elle a été photographiée) au MoMA en 1947, et de l’université de Yale à celle de l’Iowa (après un don de la collectionneuse en 1951), où l’œuvre est toujours conservée. En 2012, Mural a été envoyé au Getty Museum pour y être restauré et étudié. Si les résultats contredisent parfois la légende – non, Marcel Duchamp n’a pas coupé la toile pour la faire entrer chez Peggy Guggenheim ! –, ils permettent de mieux comprendre la genèse du tableau. Quant à la restauration, visible ce mois-ci dans les expositions du Musée Picasso de Málaga et de la Royal Academy de Londres, elle a rendu au tableau son éclat originel. Légende ou non, Mural reste un chef-d’œuvre.
28 janvier 1912 Naissance de Jackson Pollock à Cody (USA)
1930 Découverte des fresques d’Orozco
1940 Entre dans l’atelier du muraliste Siqueiros après avoir découvert Guernica à New York
1943 Peggy Guggenheim lui commande Mural
1947 Mural est présenté au MoMA. Premiers drippings
1950 Représente les États-Unis à la Biennale de Venise, six ans avant son décès
Une réalisation peu conventionnelle
Mural est entré au Getty en juillet 2012 afin d’y être restauré et étudié en laboratoire. Cette importante campagne d’étude a permis de mieux comprendre l’un des tableaux phares – sinon « le » tableau phare ! – de l’abstraction américaine : retracer les étapes de sa réalisation, connaître ses matériaux et comprendre leur évolution dans le temps. L’analyse révèle notamment que, si Jackson Pollock a utilisé des matériaux et des outils traditionnels (de la peinture à l’huile appliquée à l’aide de pinceaux sur une toile tendue sur châssis), il l’a fait de manière peu conventionnelle, sans doute en raison des dimensions exceptionnelles de la toile qui ont poussé le peintre à s’adapter au format. C’est la première fois, par exemple, que l’artiste peint à grands coups de pinceau avec des gestes amples, mettant ainsi en place les ingrédients de ce qui deviendra plus tard sa technique et son style : le dripping, ou projection de peinture à l’aide d’un bâton (ou d’un pinceau) sur une toile étendue au sol. L’abstraction américaine est née, la légende Pollock aussi.
Le tout premier "dripping"?
En 1943, Jackson Pollock n’est donc pas encore passé à la technique qui fera sa légende à partir de 1947 : le dripping. Pour Mural, les couleurs sont en effet encore appliquées alors que la toile est posée verticalement dans l’atelier – obligeant l’artiste à abattre une cloison dans son appartement. Si Pollock projette déjà, ici et là, de la couleur pour former des premières éclaboussures et des coulures, il réalise encore majoritairement sa peinture à l’aide de pinceaux. En découvrant des lignes – comme des fils de peinture – de couleur rose qui auraient comme coulé sur la toile, les restaurateurs du Getty ont cependant envisagé la possibilité que la toile ait été peinte un moment à l’horizontale. Dès lors, il leur fallait comprendre comment Pollock avait pu accéder au centre sans marcher dessus ? Mais les analyses chimiques ont montré que le peintre avait lui-même mélangé ses pigments à l’huile, et que c’est la composition de ce mélange qui a fait réagir la peinture rose différemment des autres couleurs. L’innovation réside donc moins dans la technique que dans les essais de matières faits par Pollock.
Une toile peinte en une nuit, ou presque
Le Getty a analysé les différentes couches de peinture, ce qui lui a permis de comprendre l’ordre de leur application ainsi que leurs interactions. Pollock a ainsi commencé par utiliser quatre teintes mélangées à de l’huile pour asseoir la composition de son tableau : du jaune de cadmium, du rouge de cadmium, un bleu foncé et une terre d’ombre. Ces quatre couleurs ont été appliquées l’une après l’autre, alors qu’elles n’étaient pas sèches, ce qui a provoqué de nombreux mélanges de peinture au passage du pinceau (par exemple du vert). Ce sont elles qui ont été appliquées de manière très rapide et impulsive, probablement en une nuit, comme le dit la légende et la peintre Lee Krasner, épouse de Pollock. Cependant, les autres couleurs sont venues après. Elles ne se sont pas mélangées, ce qui permet aux scientifiques d’affirmer que le tableau a été exécuté en plusieurs semaines, et non en quelques heures – ce que confirme par ailleurs une lettre du peintre à son frère, dans laquelle celui-ci écrit avoir réalisé son tableau durant l’été 1943. Selon les analyses toujours, Pollock a employé des pigments de bonne qualité qu’il a mélangés lui-même pour obtenir ses couleurs : vingt-cinq mélanges différents sont ainsi recensés ! La peinture blanche (bon marché, elle) est en revanche plus inattendue. L’artiste l’a en effet utilisée pour combler les parties brutes de la toile, tout en se servant de sa transparence comme couche de protection, tel un vernis. Car, là encore, l’artiste expérimente une nouvelle préparation en associant non plus le pigment blanc avec de l’huile, mais avec de la caséine (protéine de lait), ce qui a eu pour conséquence de rendre la peinture plus fluide.
L’intention retrouvée
Pollock n’a pas utilisé de vernis en 1943, probablement afin de conserver les effets de brillance qu’il avait obtenus par ses différentes préparations de peintures. Le vernis n’a été appliqué qu’en 1973, à dessein de protéger la surface de l’œuvre, déjà considérée à ce moment là comme une icône de la peinture américaine. Les analyses du Getty ont toutefois révélé que le vernis utilisé s’était montré instable et que celui-ci avait fini par former un voile sur le tableau. La restauration a donc consisté à nettoyer le tableau puis à lui ôter son vernis afin de lui rendre sa lisibilité originelle. Après 1973, le tableau avait également été rentoilé, le châssis d’origine cédant sous le poids et la tension de la toile. Cette intervention avait eu pour effet malheureux de rendre visibles les marges. Les restaurateurs du Getty ont donc profité du nettoyage de l’œuvre pour lui faire retrouver ses dimensions et dissimuler ces marges. Présenté exceptionnellement au Musée Picasso de Málaga jusqu’au 11 septembre 2016 et, Mural terminera son tour d’Europe avec l’exposition sur l’« Expressionnisme abstrait » à la Royal Academy de Londres (à partir du 24 septembre). L’occasion de (re)découvrir un chef-d’œuvre qui n’a probablement jamais été aussi proche de l’intention de son créateur : Jackson Pollock.
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Jackson pollock « mural »
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Abonnez-vous dès 1 €« Jackson Pollock. Mural. L’énergie rendue visible »
jusqu’au 11 septembre 2016. Musée Picasso, Palais de Buenavista, C/ San AgustÁn, 8, Málaga (Espagne). Ouvert tous les jours de 10 h à 19 h. Tarifs : 5,50 et 3 €. Commissaire : David Anfam. www.museopicassomalaga.org
« L’Expressionnisme abstrait »,
du 24 septembre 2016 au 2 janvier 2017. Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres (Royaume-Uni). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, le vendredi et le samedi jusqu’à 22 h. Tarifs : 19 livres. Commissaire : David Anfam et Edith Devaney. www.royalacademy.org.uk
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°693 du 1 septembre 2016, avec le titre suivant : Jackson pollock « mural »