Galerie - Photographie

Itinéraire d’une photographe affranchie Martine Franck

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 22 novembre 2018 - 1505 mots

PARIS

La rétrospective de la Fondation Henri Cartier-Bresson dresse pour la première fois le portrait de l’œuvre dans sa complétude et résolument engagée dans la cause des femmes et des démunis.

Nul doute : Martine Franck est certainement l’une des photographes de Magnum dont on connaît le moins le travail. Jusqu’à la rétrospective proposée aujourd’hui par la Fondation Henri Cartier-Bresson, aucune vision panoramique de son travail ni ouvrage monographique ne lui ont été consacrés. La réalisation de ce retour sur image vient donc éclairer l’itinéraire d’une photographe régulièrement qualifiée de discrète, engagée et tenace. L’exposition a d’ailleurs valeur d’hommage à l’heure où la Fondation HCB s’installe dans de nouveaux espaces, au cœur du Marais, pour celle qui, bien plus que Henri Cartier-Bresson, son époux, voulut et s’engagea au début des années 2000 dans la création de cette fondation en charge des archives du célèbre photographe.

Les voyages avec Mnouchkine

« Tout et rien ne la destinait à la photographie : issue d’une famille de collectionneurs, polyglotte, étudiante en histoire de l’art, férue de sculpture, c’est lors d’un voyage en Orient en 1963, plutôt inhabituel pour l’époque, que le médium s’imposa à elle », raconte Agnès Sire, commissaire de l’exposition. Dès son plus jeune âge, Martine Franck, née le 2 avril 1938 à Anvers, accompagne son père le samedi matin dans les musées et les galeries de la ville flamande ou à Londres où Louis Franck mène une brillante carrière dans le secteur bancaire. Comme son père avant lui, Louis Franck collectionne des peintres de son époque. « Dès l’âge de 19 ans, il a acquis ses premières œuvres, plusieurs gouaches de Chagall », relève Cécile Gaillard, auteure d’une thèse sur Martine Franck. Le choix de la jeune fille de rejoindre à 17 ans l’Institut Montesano créé à Gstaad, en Suisse, par l’écrivain, poète et auteur dramatique Henry Bauchau, s’inscrit dans la droite ligne de cette appétence familiale pour les arts et les lettres. Elle y rencontre Ariane Mnouchkine. L’inscription en études d’histoire de l’art à l’université de Madrid en 1956, puis à l’École du Louvre deux ans plus tard, formalise son désir d’être conservatrice dans un musée, tout comme le titre de son mémoire « L’influence du cubisme en sculpture ».

L’amitié avec Ariane Mnouchkine et Pierre Skira, fils de l’éditeur, la voit également participer à la création d’une association théâtrale. « C’est une déception amoureuse qui la conduira en 1963 à prendre le Transsibérien avec sa guitare et un Leica prêté par un cousin », raconte Cécile Gaillard. Quelques mois plus tard, Ariane Mnouchkine la rejoindra au Japon. Ensemble, elles sillonneront l’Asie du Cambodge au Népal et l’Inde avant de gagner l’Afghanistan, l’Iran, puis la Turquie. En rentrant, elle sait qu’elle veut devenir photographe.

La rencontre avec Cartier-Bresson

« Lorsque j’ai entrepris ce long voyage en Orient, j’ignorais que je deviendrais photographe. Je cherchais simplement à découvrir le monde et moi-même », précise Martine Franck dans un texte écrit pour les Rencontres de la photographie d’Arles 2012. Au retour, elle enchaîne cours de techniques photographiques et stage à Time Life, comme assistante des photographes étrangers de passage. « C’est par le biais de Gjon Mili qu’elle rencontre Henri Cartier-Bresson en 1966, qu’elle épousera en 1970 », souligne Agnès Sire. Quand elle le rencontre, il a 58 ans et a décidé d’arrêter la photo, du moins les reportages, pour retourner au dessin.

Elle a 28 ans, a été embauchée par le bureau de Lifeà Paris comme photographe, réalise des reportages, des photographies pour le Théâtre du Soleil que vient de créer Ariane Mnouchkine et s’est engagée dans un travail photographique sur les sculpteurs Étienne Martin et Agustín Cárdenas via Pierre Skira en vue de l’édition d’ouvrages. Elle photographie aussi les happenings organisés par le Centre culturel américain à Paris. L’agence Holmes-Lebel diffuse son travail. Vogue de 1969 à 1970 lui confie des portraits de femmes en vue dans leur domaine, comme Nadine Trintignant ou Sarah Moon, avec laquelle elle liera une grande amitié. Le milieu de la création est la matrice de son épanouissement, la rencontre avec Henri Cartier-Bresson un amour qui la porte. « Elle a pris assurément de l’assurance avec lui », sourit Agnès Sire.

Exister à l’ombre d’Henri

Les liens d’Henri Cartier-Bresson avec le photographe Pierre de Fenoÿl ne sont pas étrangers à son entrée à Vu, que ce dernier a cofondé et où se côtoient des auteurs tels que William Klein et Édouard Boubat. Le dépôt de bilan de Vu en 1972 l’entraîne dans la naissance de Viva, avec cinq de ses anciens camarades – François Hers, Hervé Gloaguen, Richard Kalvar, Guy Le Querrec, Claude Raymond-Dityvon. Le nom de l’agence, c’est elle qui le trouve : « Viva comme “Viva la vie“ ». « Pendant sept ans, Martine Franck bénéficie du dynamisme de ce groupement d’auteurs partageant une approche commune, qui privilégie notamment la photographie de rue, l’instantané noir et blanc et la maîtrise de la composition », relève la conservatrice Anne Lacoste. « Ce cadre propice à l’émulation de sa propre créativité est aussi l’opportunité de diffuser son travail et d’accéder à la reconnaissance officielle », poursuit-elle.

Huit ans plus tard, l’entrée à Magnum est à relier à la fin du collectif et à l’absence alors dans le paysage des agences photos de collectifs de photographes. L’union avec Henri Cartier-Bresson, la notoriété de l’œuvre, ne sont pas toutefois sans poser la question de son rôle dans le parcours de Martine Franck. Dans l’entretien avec Dominique Eddé, réalisé au printemps 2012 en vue de l’édition de l’ouvrage aujourd’hui édité, la photographe donne quelques éléments de réponse : « Pour moi, le mariage a été différent. Henri m’a encouragée. Il m’a donné de l’espace. »

De sa notoriété, Martine Franck dit « ne pas en avoir souffert. Nous ne parlions pas de photo, Henri et moi. Parfois des photographes qu’il aimait, mais il y en avait si peu ! On parlait plutôt de peinture, d’architecture, de politique. Il n’avait pas le goût d’être pédagogue, il ne cherchait pas à former les autres. On regardait ensemble les planches-contacts […], nous avions souvent les mêmes choix. Il était plus sévère que moi. » De fait, cette attention qu’il n’a eue avec aucun autre photographe, Henri Cartier-Bresson « l’a eue de bout en bout avec Martine », témoigne Agnès Sire, qui les a connus à Magnum avant d’accompagner Martine Franck dans la création et la direction de la Fondation HCB.

On présume toutefois qu’il lui fut difficile d’être vue comme l’épouse d’Henri Cartier-Bresson, en particulier au sein de ce collectif composé alors de 95 % de photographes hommes. « Elle glissait sur ces choses-là », dit Agnès Sire. Elle n’a de fait jamais ressenti le besoin de se délester de l’ombre de son époux. « Ils étaient vraiment à égalité. Ce n’est pas Henri qui lui a ouvert son carnet d’adresses. Quand elle le rencontre, elle connaît du monde dans le milieu de la création. Ce n’est qu’au cours de leur vie commune qu’ils ont développé le même carnet d’adresses. » Elle n’a jamais, par ailleurs, eu besoin de rechercher la reconnaissance. Elle a pour elle la détermination et l’élégance.

« Pour moi, la photographie, c’est aussi autre chose qu’un métier », précise-t-elle à Dominique Eddé. Rétrospective et catalogue révèlent l’étendue du travail, ses spécificités et, par ricochet, les intérêts et les propres engagements de la photographe, que ce soit auprès des artistes qu’auprès des femmes, des démunis, des exclus ou des marginaux, des invisibles en somme de la société. Balthus, Diego Giacometti, Chagall, Leiris, Foucault, Paul Strand, Charles Deiner…, les portraits sont des croquis d’instants complices. Ses engagements s’incarnent dans ses images des mouvements féministes et de « toutes les tentatives qui menaient à une libération des droits des femmes, partout dans le monde », dans son travail sur la vieillesse, également, qui irrigue toute l’œuvre.

« J’ai toujours été tendre avec ce qu’elle m’apprend », disait-elle pour expliquer son intérêt. La différence d’âge avec Henri Cartier-Bresson n’y est certainement pas étrangère, bien que l’empathie pour les gens domine de manière récurrente dans ses images. Régulièrement, des enfants, des chats s’immiscent dans différentes séries. Les séjours en France ou à l’étranger donnent lieu au même type d’images noir et blanc d’une belle facture classique. Martine Franck n’essaie pas d’imprimer un style, de se démarquer visuellement des photographies d’Henri Cartier-Bresson. La photographie est un moyen de partager avec les autres ce qu’elle aime, mais aussi ses convictions. Avec Henri Cartier-Bresson, elle partage les mêmes valeurs. Des causes communes les voient côte à côte, en particulier la cause tibétaine. Profondément athées, tous les deux sont bouddhistes et proches du dalaï-lama.

Dans les archives de Martine Franck qui ont rejoint celles d’Henri Cartier-Bresson dès l’ouverture de la fondation, rares sont les autoportraits. Les portraits d’Henri pris durant leurs trente-quatre années de vie commune sont bien plus nombreux. Quant à ceux de Martine par Henri, l’histoire du médium a retenu deux images : celle de ses jambes longues sur un sofa, un livre ouvert sur une robe courte (1967) et celle d’une jeune femme longiligne à l’élégance naturelle, coiffée d’un foulard et habillée d’un imper, assise, un Leica autour du cou, le regard tendu (1977) vers on ne sait quoi. Mais, quoi qu’il en soit, affranchi.

1938
2 avril : naît à Anvers
1963-1964
Voyage en Asie
1965
Premiers reportages photo
1966
Rencontre avec Henri Cartier-Bresson
1970-1971
Agence Vu
1970
Mariage avec HCB
1972
Création de Viva et naissance de Mélanie
1980
Candidate à Magnum
1983
Membre de Magnum
2003
Crée avec Henri Cartier-Bresson et leur fille Mélanie la Fondation HCB
16 août 2012
Décès de Martine Franck
« Martine Franck »,
jusqu’au 10 février 2019, Fondation Henri Cartier-Bresson, 79, rue des Archives, Paris-3e. Du mardi au dimanche, de 11 h à 19 h. Tarifs : 9 et 5 €. Commissaire : Agnès Sire. www.henri cartierbresson.org

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Itinéraire d’une photographe affranchie Martine Franck

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque