Chaque année, des chefs-d’œuvre sortent, le temps du Salon du dessin, des cartons de quelques grands antiquaires, avant de repartir vers des collections privées ou des cabinets de musées. Si l’on sait déjà que des feuilles d’artistes majeurs comme Véronèse, Degas, Guerchin ou Ingres seront proposées par les exposants, ceux-ci réservent d’ordinaire d’autres surprises aux amateurs. Nous vous proposons, en attendant, une sélection de quelques dessins remarquables de maîtres italiens du XVIe au XVIIIe siècle, ou français du XVIIIe et du XIXe.
Les dessins sont “les pensées que les peintres expriment ordinairement sur le papier pour l’exécution d’un ouvrage qu’ils méditent”, écrivait le théoricien Roger de Piles en 1699. Le dessin a en effet été longtemps conçu comme une étape préliminaire à la réalisation d’un ouvrage plus important dont il constituait l’essence – peinture, sculpture, décor ou architecture – avant de conquérir au fil du temps une réelle autonomie, encouragée par la passion grandissante des collectionneurs.
Parmi les peintres des XVIe et XVIIe siècles, le dessin est largement envisagé comme les prémices à la composition d’un tableau. Étude de détails anatomiques, de personnages isolés ou mise en place de la composition, il est le plus souvent le fruit d’une réflexion ou d’un patient travail, loin de la nécessaire spontanéité qu’on leur prête trop fréquemment. La feuille de Palma le Jeune (1544-1628) présentée par la galerie parisienne De Bayser témoigne du soin apporté par le peintre vénitien à son esquisse, réalisée à la pierre noire, puis rehaussée au pinceau. Les corps saisis dans les postures un peu contournées, chères au Maniérisme, appellent naturellement la comparaison avec Tintoret, au fils duquel l’œuvre a été autrefois attribuée, comme l’atteste la mention “Giacomo Tintoretto”. À la différence du dessin de Palma, la délicate Jeune femme au panier de Véronèse, proposée par Arturo Cuéllar (Zurich), peut être rapprochée avec certitude d’un tableau du maître, puisqu’il s’agit d’une étude, à la craie blanche et noire sur papier brun, pour une figure du Martyre de sainte Justine, peint vers 1575 pour la basilique Santa Giustina, à Padoue. La présence vénitienne est complétée par un Centaure sur le dos taquinant un faune (galerie Flavia Ormond, Londres) daté vers 1775, de Giandomenico Tiepolo (1727-1804), fils de Giambattista. L’artiste mêle le dessin à la plume, l’encre brune et le lavis gris sur pierre noire dans une feuille signée “Domo Tiepolo”, d’une facture nerveuse caractéristique de son style. Il a aussi traité ce motif iconographique original sur un ton satirique et cruel, dans des fresques de sa villa à Zianigo, aujourd’hui conservées à la Ca’ Rezzonico, à Venise.
Les tableaux du Guerchin (1591-1666) sont de nos jours inaccessibles à la plupart des amateurs ; restent les dessins qui circulent encore en grand nombre sur le marché. Il avait en effet créé en Émilie une école de dessin de nus d’après nature, où il perpétuait l’enseignement des Carrache et leur style “naturaliste”. Dans le Saint Antoine tenté par deux démons (galerie Paul Prouté, Paris), il retrouve, avec la seule aide de la plume, de l’encre brune et du lavis, les vigoureux contrastes d’ombre et de lumière caractéristiques de ses premiers tableaux. La figure du saint occupe l’espace avec autorité, conférant à cette œuvre graphique de petit format la monumentalité propre à sa peinture.
La France du XVIIIe siècle
Le dessin français est naturellement à l’honneur dans ce salon parisien, à commencer par le XVIIIe siècle qui voit son apogée incontestable. Les peintres de l’époque cultivaient un style enlevé et virtuose, séduisant une clientèle en plein essor parmi leurs contemporains.
Ce goût ne s’est pas démenti depuis, alors que la peinture dite rococo ne bénéficie pas toujours de la considération qu’elle mérite. Charles-Joseph Natoire (1700-1777) a été un grand décorateur – que l’on songe aux tableaux de l’Histoire de Psyché à l’Hôtel de Soubise – ; il a donc laissé à la postérité de nombreuses études de tout genre, parmi lesquelles un élégant Jeune homme au turban sur le dos d’un cheval, à la sanguine et à la craie blanche sur papier (chez Nissman). Il y montre un coup de crayon d’une grande fluidité, courant sur le papier avec aisance. Son élève, Jean-Baptiste-Marie Pierre (1712-1789), futur directeur de l’Académie et premier peintre du Roi, est représenté par une belle feuille sobrement intitulée Triton et naïade – possible étude préparatoire à un Triomphe de Galatée ou autre fantaisie nautique. La galerie Agnew’s (Londres) propose également une Étude de femme assise de Louis-Roland Trinquesse (1745-1800), qu’Edmond de Goncourt avait qualifié de “crayonneur à la sanguine”. Cet artiste s’était fait une spécialité des études à la sanguine de jeunes filles saisies dans des situations de la vie quotidienne, insistant davantage sur l’arrangement des vêtements que sur l’expression des modèles.
Les élèves de David
Le culte voué au dessin par les néoclassiques a encouragé sa pratique et livré quelques chefs-d’œuvre sur papier, notamment sous le crayon des élèves de David. Une austère Scène antique d’Ingres (galerie Paul Prouté), avec sa composition en frise, son souci de la vérité archéologique dans les costumes et le décor, et la retenue dans l’expression des sentiments, offre un condensé des traits du Néoclassicisme. Ce dessin a certainement été exécuté à l’époque où Ingres se trouvait dans l’atelier de David, à la fin du XVIIIe siècle. Le peintre aixois François-Marius Granet (1775-1849) s’est également formé auprès de David, dont l’influence est absente de la Nonne tenant un livre (allégorie du Temps) avec vue sur le pavillon de Flore (Antoine Laurentin, Paris). À côté de la peinture d’histoire, Granet s’est en effet illustré dans la scène de genre, dont cette aquarelle tardive, annotée “Granet à Paris le 12 février 1844”, offre un bel exemple. Elle juxtapose une scène de méditation religieuse à un symbole du pouvoir, le Louvre à l’arrière-plan, dont elle souligne la vanité. Peut-être l’artiste se souvient-il ici que le Musée du Louvre avait été associé à un moment important de sa carrière, puisqu’il y a été conservateur des Peintures de 1826 à 1830. Un de ses contemporains, Louis-Léopold Boilly (1761-1845), est présenté par la galerie new-yorkaise W.M. Brady & Co, avec Deux jeunes femmes en costume Directoire. Il s’agit d’une étude préparatoire pour La galerie du palais Tribunat, tableau qui avait fait scandale au Salon de 1804 avant de disparaître dans un incendie en 1871. Les arcades du Palais-Royal qu’il dépeignait étaient en effet un haut lieu de la prostitution à Paris, ce qui ne manque pas de jeter le doute sur l’activité de ces deux jeunes femmes. Peut-être plus que ses peintures, les dessins de Boilly captent avec justesse l’atmosphère contemporaine. Quant au baron Gérard (1770-1837), son jeune Amédée de Pastoret endormi sur une banquette du Louvre (Jean-François Heim, Paris), saisi à la dérobée, offre une image spontanée et attendrissante.
Ceux qui ne goûteraient pas le charme de ces maîtres du trait pourront toujours chercher du côté du dessin de paysage ou encore parmi les nombreux artistes de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Au XVIIIe, un courant du paysage – la vue d’architecture – a pris un essor stimulé par le prestige de l’Antiquité. Thomas de Thomon (1754-1813), fort de son expérience d’architecte de l’empereur de Russie pour qui il a bâti le grand théâtre impérial, la bourse et le temple funéraire de Pawloski, à Saint-Pétersbourg, s’est distingué dans ce genre. En insérant dans un paysage son Caprice architectural, présenté par la galerie Grunspan (Paris), il développe le thème, cher à son époque, de l’opposition entre nature et culture. L’art du paysage se prête bien aux techniques graphiques qui, par leur souplesse, permettent de mieux prendre le pouls de la nature, et l’aquarelle plus qu’aucune autre de reproduire la transparence de l’air et de l’eau. Séduit par ces qualités, le duc d’Orléans avait commandé à Paul Huet (1803-1869), un des grands paysagistes de la première moitié du XIXe siècle, une série de paysages aquarellés, dont la Vue de la Durance (galerie Perreau-Saussine, Paris) faisait partie. Dans la peinture moderne, le paysage s’imposera en tant que genre majeur, ce qu’illustre le Printemps en Île-de-France exécuté par Ker-Xavier Roussel vers 1905 (galerie Brame & Lorenceau, Paris). Son trait délié, combinant pastel et gouache, évoque magistralement la vigueur retrouvée de la nature à la sortie de l’hiver. Enfin, il est difficile de conclure sans évoquer Degas. Ses Trois danseuses nues en Arabesque, un fusain sur papier signé, vers 1905-1912, offrent un résumé de ses thèmes favoris : la danse, le corps féminin et l’expression du mouvement. Le New-Yorkais Achim Moeller annonce, outre Degas, des feuilles de Millet, Cross, Pissarro, Bonnard, Matisse, Picasso, Grosz, Klee…
SALON DU DESSIN, Salons Hoche, 9 avenue Hoche 75008 Paris, du 1er au 5 avril 12h-20h30, le jeudi 2 avril 12h-23h, entrée 50 F (catalogue inclus), gratuit pour les étudiants.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Italiens et Français, des dessins majeurs
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°56 du 13 mars 1998, avec le titre suivant : Italiens et Français, des dessins majeurs