Au MEG, « La fabrique des contes » se penche, à travers le prisme ethnologique, sur les contes européens, ces récits traditionnels populaires, mi-passeurs, mi-garde-fous, qui parlent à nos sociétés contemporaines.
Genève. Connaissez-vous « La Mort marraine », « L’ours amoureux » et « Le pêcheur, sa femme et le poisson d’or » ? Le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) invite à découvrir huit contes de fées méconnus du grand public, huit contes moraux magistralement mis en scène par le cabinet suisse Holzer Kobler Architekturen (Zurich). Cette exposition immersive permet de rentrer de plain-pied dans ces histoires multiséculaires, présentées sous la forme de petits théâtres de l’imaginaire en offrant au passage aux visiteurs une expérience sensorielle : décors soigneusement pensés, somptueuses et saisissantes images commandées à des illustrateurs contemporains et présentées sous des éclairages très étudiés, enregistrements sonores et films de qualité. L’exposition réunit au total 35 illustrations et 453 objets dont la majeure partie appartient aux collections du MEG. Plusieurs dizaines d’objets ont été cependant empruntés, dont quelques pièces phares à la Fondation Martin Bodmer de Cologny (Suisse), notamment le manuscrit original des Contes de Grimm (1810) et les éditions originales illustrées des Contes de Perrault (1697).
Chacun de ces contes est présenté dans un espace clos distinct auquel on accède après avoir emprunté d’étroits et tortueux passages. Celui intitulé « la Lune et la louve » est l’un des plus réussis. Ici, il est question de l’influence des astres – d’un luminaire en l’occurrence – sur les hommes, et de la cohabitation entre l’être humain et l’animal. « Il était une fois la nuit. Il était une fois la lune. Il était une fois les loups. Il était une fois les hommes. » C’est ainsi que débute ce conte, réécrit comme les sept autres, de façon à l’actualiser et le moderniser, par Fabrice Melquiot, dramaturge qui dirige le théâtre Am Stram Gram à Genève. Dans ce récit, la lune s’interpose entre une horde de chasseurs et leur proie, une louve qui cherche à protéger son louveteau. Un des chasseurs, mu par une soudaine transformation intérieure (« la haine était sortie de moi »), se met à jouer avec les bêtes « comme si les hommes n’avaient jamais été séparés d’elles ». Les papiers découpés de l’illustratrice Camille Garoche (née en 1982), dressés dans des décors tridimensionnels, sont empreints d’une grande force poétique.
Conte des Alpes occidentales, « L’ours amoureux » [voir ill.], abrité dans une pièce aux allures de chalet de montagne, agrémentée d’illustrations colorées et foisonnant de détails de Carll Cneut, est un conte érotique qui invite l’homme à accueillir sa part sauvage, sa dimension animale. Un ours gigantesque tombe amoureux d’une jeune fille de bonne famille courtoise et charmante qu’il courtise en lui léchant voluptueusement la plante des pieds. Celle-ci donnera naissance à un garçon, sain, beau… et exceptionnellement fort.
« Le pêcheur, sa femme et le poisson d’or », également illustré par Carll Cneut, plonge ses racines dans une cosmogonie populaire sous-tendue par l’idée qu’il existe des correspondances entre microcosme et macrocosme et que l’équilibre du corps social – comme celui du corps humain – suppose modération, circulation et redistribution des richesses. Et qu’il se trouve perturbé en cas de rétention et d’accaparement excessif des biens de ce monde. Ainsi, quand la femme du pêcheur, se focalisant sur ses seuls intérêts, donne libre cours à ses irrépressibles envies en exigeant du poisson d’or, cet être magique qui lui permet de réaliser tous ses vœux, de devenir tour à tour châtelaine, reine, impératrice, pape, puis… Dieu, elle et son mari tombent alors en disgrâce, et sont replongés dans leur misérable condition d’origine. « Ce n’est pas la richesse en soi qui est critiquée mais l’avarice et la petitesse de cœur qui perturbent l’équilibre général du monde entraînant ainsi de lourdes conséquences », souligne, dans le catalogue, Federica Tamarozzi, la commissaire de l’exposition.
Petite histoire du conte
Généalogie. Une partie de l’exposition est consacrée à l’envers du décor des contes. Elle s’intéresse d’abord à la façon dont ceux-ci, issus d’une tradition orale, ont été fixés par écrit et publiés entre la Renaissance et le XVIIIe siècle. Popularisés en Europe par Charles Perrault, puis par les frères Grimm, ils sont devenus au XIXe siècle un genre littéraire à part entière. On trouve à travers le monde d’innombrables variations d’un même conte. Trente-cinq versions du « Petit Chaperon rouge » ont été identifiées dans le seul Hexagone. La classification « ATU », développée entre 1910 et 2004, permet de distinguer les récits modèles des variantes locales. Initialement destinés à un public adulte, ces récits sont devenus par la suite des instruments d’éducation visant à inculquer aux enfants les valeurs de la société bourgeoise. Utilisés dans les années 1930 par les régimes autoritaires – en Allemagne notamment pour faire passer les messages du Parti national-socialiste – ces contes, qui hantent imaginaire collectif et inconscient individuel, ont été utilisés par Freud, Marie-Louise von Franz et Bruno Bettelheim pour tenter de décrypter l’inconscient.
Éric Tariant
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°529 du 20 septembre 2019, avec le titre suivant : « Il était une fois les hommes »