Histoire - L’art monte au front

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 17 juin 2014 - 1110 mots

Le Musée du Louvre-Lens a conçu une vaste exposition d’une clarté exemplaire sur l’horreur de la guerre. Entre art et histoire du XIXe à aujourd’hui.

LENS - C’est une feuille modeste, un peu jaunie par le temps. Au centre, entassés, entremêlés, des cadavres gisent par terre. Esquissées rapidement, ces figures transparentes semblent avoir perdu en partie leurs contours. Quelques lignes rouges serpentent sur la surface. Peut-être du sang, mais aucune trace de violence, aucun pathos. L’œuvre, de Boris Taslitzky, est intitulée La Mort (1945). À ses côtés, un autre petit dessin de la même année. Un camarade mort sur le bord de la route de Léon Delarbre. Un visage ou plutôt une tête, dépouillée, crayonnée sur papier, au plus près de l’os, là où la douleur ne se mime pas. Ce n’est plus un être de chair, c’est une apparition d’outre-tombe, la face visible d’un fantôme au corps pratiquement absent. D’autres travaux (George Grosz, Zoran Music, Nancy Spero…) hantent le spectateur tout au long de l’exposition. Expressives ou tout en retenue, ces œuvres, par leur densité et leur économie de moyens plastiques vont à l’essentiel et traduisent sans aucune médiation les horreurs de la guerre et des camps.

La manifestation de Lens ne se limite pas, bien évidemment, aux techniques graphiques. De nombreux tableaux, des photos, des films, des vidéos ou des installations forment un ensemble impressionnant, organisé en douze sections (un chemin de croix pour l’humanité ?).

Le parcours, essentiellement chronologique, s’ouvre sur la période qui marque l’histoire de France et celle de l’Europe : les campagnes napoléoniennes. De fait, c’est à ce moment que bascule la représentation de la guerre. À l’image des grands commandants militaires triomphants se substitue celle du guerrier mis en échec ou celle des soldats anonymes égarés dans le chaos de la bataille. Le passage entre la représentation monumentale du Premier Consul franchissant le col du Grand-Saint-Bernard (David, 1802) inspirée par la sculpture équestre et Cuirassier blessé de Géricault (1814), dont le regard ahuri, tourné vraisemblablement vers l’ennemi trahit toute l’angoisse, illustre parfaitement cette distance. Pour autant, si les personnages perdus sur le front, qui font leur apparition dans la première partie du XIXe siècle, annoncent déjà Fabrice dans La Chartreuse de Parme, on est encore loin de La Route des Flandres de Claude Simon.

L’art dissèque l’atrocité et l’absurdité des combats
Il faut attendre les catastrophes plus récentes pour que les représentations de la guerre mettent l’accent, non seulement sur le tragique mais sur le sentiment peut-être encore plus intolérable : l’absurde. Non pas que ce sentiment de la gratuité de la violence soit absent dans les formidables Désastres de la guerre, les gravures de Goya (1810-1815) qui donnent à l’exposition son titre. Cependant, malgré l’affirmation du peintre espagnol selon laquelle le sommeil de la raison engendre des monstres, Goya reste d’une efficacité effroyable avec ses Désastres. Ainsi, même quand la barbarie est portée à son paroxysme, la chaîne des causalités n’est pas rompue, les souffrances parlent toujours de leur origine.

Les créateurs contemporains font appel à d’autres stratégies. Ils ont parfois un pied dans la réalité, l’autre dans l’histoire de l’art. Un exemple saisissant en est la reprise, en plusieurs versions, d’une des représentations iconiques de la guerre, absente ici : le Tres de Mayo de Goya (1814). Certes, on peut trouver celle de Markus Lüpertz (1992) dans la démesure ou l’autre, de Yan Pei-Ming (2008), un peu grandiloquente. En revanche, l’étonnante série de Hans Hartung (1922) reste dans la litote, dans la demi-mesure. Avec lui, le personnage héroïque avance, occupe toute la surface ; puis, il s’évanouit lentement, se transforme en taches informes. La guerre, comme l’abstraction, efface les figures jusqu’à leur disparition définitive.

Une autre icône absente est Guernica de Picasso. Un handicap ? Pas forcément. Malgré ou peut-être à cause du magnétisme incroyable de ce chef-d’œuvre intemporel qui happe tous les regards, ce « manque » encourage le visiteur à s’intéresser à la diversité offerte par les commissaires de l’exposition. Qu’il s’agisse des très nombreux documents, photographies ou films, dont le bouleversant J’accuse (Abel Gance, 1919) ou le glaçant enregistrement du procès de Nuremberg, des guerres plus récentes (Algérie, Vietnam) ou encore des paysages de désolation post-apocalyptiques (Sophie Ristelhueber), la violence, exacerbée ou en creux, est déclinée sous toutes ses formes.
Une autre feuille jaune avec uniquement quelques taches rouges. La page de couverture du livre des gravures de Félix Vallotton, C’est la guerre. Que peut-on ajouter ? Peut-être cette phrase d’Otto Dix : « Je n’ai pas peint des scènes de guerre pour empêcher la guerre… je les ai peintes pour la conjurer ». C’est déjà ça.

LES DÉSASTRES DE LA GUERRE

Commissaire : Laurence Bertrand Dorléac, historienne d’art, professeur à Sciences Po, Marie-Laure Bernadac, conservateur général du patrimoine.
Scénographe : Cécile Dego
Artistes : 170

Photographies de guerre

Chaque conflit a généré sa propre iconographie, ainsi que le montre le parcours des « Désastres de la guerre, 1800-2014 » , riche en œuvres rares ou rarement exposées – telles ces photographies très graphiques des ruines de Saint-Malo en 1944 de Raymond Hains, voire inédites en ce qui concerne les images du conflit syrien vu par Luc Delahaye. La vocation de la photographie à produire un récit visuel et visualisable par le plus grand nombre a joué (et joue) un rôle majeur dans la dénonciation des désastres de la guerre, y compris lorsque la représentation se veut positive. Bien que les premières images de champs de bataille produites dans un souci de propagande par le Français Jean-Charles Langlois et le Britannique Roger Fenton lors de la guerre de Crimée (1854-1856) ne représentaient ni cadavres ni combattants, leurs paysages vides, secs, suggèrent de manière saisissante ses ravages, telle cette photographie de Roger Fenton La Vallée de l’ombre de la mort de 1855 peuplée de boulets de canon. Quelque 150 années plus tard face à la difficulté croissante, voire l’impossibilité d’être sur le terrain – cas de la guerre des Malouines et de la guerre du Golfe, conflits sans images –, face également à la profusion et à la banalisation des images, de la violence, la question de la représentation de la guerre a ouvert depuis une vingtaine d’années à d’autres métaphores. De Sophie Ristelhueber ou Alfredo Jaar à la fresque scénarisée de Luc Delahaye, les « comptes rendus », qu’ils soient faits ou effets du réel mis en scène, se chargent toutefois d’une épaisseur dramatique pamphlétaire. Celle-ci est désormais indissociable du déplacement du positionnement de l’artiste vis-à-vis de l’image renvoyée des champs de bataille dont la dernière séquence se fait l’écho. On peut regretter l’absence de pièces de Jeff Wall ou Éric Baudelaire, tant elles sont devenues des œuvres d’art iconiques.

Christine Coste
LES DÉSASTRES DE LA GUERRE, 1800-2014

Jusqu’au 6 octobre, Louvre-Lens, 99 rue Paul Bert, 62300 Lens, tél : 03 21 18 62 62, www.louvrelens.fr, tlj sauf mardi 10-18h.

Légende photo Yan Pei-Ming, Exécution, après Goya, 2008, huile sur toile, 280 x 400 cm, collection particulière. © Photo : André Morin.

George Grosz, Explosion, 1917, huile sur panneau, 47,8 x 68,2 cm, The Museum of Modern Art, New York. © Digital image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°416 du 20 juin 2014, avec le titre suivant : Histoire - L’art monte au front

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