En son palais Lumière, Évian explore une partie de la collection turinoise Sandretto Re Rebaudengo à travers un thème qui lui est cher, l’eau. De l’hétérogénéité dans l’art contemporain, du cétacé de Carsten Höller à la contagion virale vue par Charles Ray.
Depuis l’ouverture de son écrin flambant neuf à Turin en 2002, il était devenu rare de voir circuler des ensembles de la collection de Patrizia Sandretto. Il fallait remonter à 2007, à Monaco, petite manifestation qui avait offert seulement trois petites semaines à quelque cinquante œuvres, trop peu de temps pour se plonger dans cette collection de presque mille œuvres. L’exposition organisée à Évian, au bord du lac Léman, crée donc l’événement.
Avec soixante-dix pièces allant de la photographie à l’installation, de la vidéo à la sculpture, « H2O » offre un mini panorama des différentes orientations adoptées par la maîtresse de maison et son conseiller, l’ultra commissaire Francesco Bonami, également directeur du musée de Chicago. À Évian, il n’est pas aux commandes, laissées à Irene Calderoni, commissaire associée à la fondation Sandretto Re Rebaudengo.
L’eau, la vie, la transparence, mais aussi le déluge et l’opacité
Outre un large fonds d’artistes italiens que « la » Sandretto s’est toujours employée à repérer et à encourager, « H2O » réserve son cheptel de stars : Douglas Gordon, Carsten Höller, Doug Aitken, Damien Hirst, Fiona Tan entre autres. Et comme son titre, limpide, le laisse deviner, il est donc question d’eau. Logique lorsqu’on se trouve à Évian, au palais Lumière, ancien édifice des bains, construit au début du xxe siècle sur les plans d’Ernest Brunnarius. Depuis 2006, l’énorme bâtiment a été reconverti en centre de congrès et espace d’exposition.
L’eau constitue donc le thème fédérateur et parfaitement estival de la découverte d’une collection privée. Le dénominateur commun abordé avec simplicité ouvre cependant un abysse de sens. L’eau, un des quatre éléments, affiche en effet une identité plurielle quasi schizophrénique comme l’avait fait remarquer le philosophe Gaston Bachelard en 1942 dans L’Eau et les Rêves. Les symboles de cet élément vital sont plus que divergents : à l’eau symbolisée par la fontaine et se rapportant à la naissance, à la fécondité, répond l’eau apocalyptique du déluge, des inondations et de la destruction ; à la transparence répond l’opacité.
En se replongeant dans L’Invention de la Nature de Nadeije Laneyrie-Dagen, ouvrage opportunément réédité par Flammarion, on réalise combien la symbolique est riche et fascinante. « L’eau, transparente et dont l’œil perçoit la densité, pose un problème au peintre. Ne doit-il pas rendre sensible sa surface tout en suggérant la profondeur ? Des quatre éléments, l’eau est sans doute celui qui est le plus difficile à représenter. Or, par la place qu’elle tient dans la mystique et le rituel chrétiens, elle est aussi celui qui préoccupe le plus fréquemment et le plus continûment les peintres. » La démonstration nous amène aux portes de l’observation scientifique d’un Léonard de Vinci fasciné par l’élément.
Et aujourd’hui ? L’exposition a repris comme levier les ambivalences de l’eau, et ses différents états : du solide au liquide en passant par l’évaporé, l’eau se fait limpide ou glauque, calme ou destructrice. Beaucoup des œuvres retenues pour l’exercice de séduction datent des années 1990 ou du début de la décennie passée, à une époque où l’eau n’était pas de facto réduite au statut de ressource, politisée par le discours écolo, connotée par les bonnes volontés et la facilité du sens commun. L’eau d’Évian se veut plus ouverte.
Bien sûr, certaines des œuvres ne manqueront pas d’être articulées à l’actualité récente de la marée noire dans le golfe du Mexique, de la fonte des glaces arctiques ou celle plus tragique du tsunami ou de la montée des eaux dans l’océan Indien, mais aucune ne joue la franche illustration. Et c’est tant mieux. Beaucoup sont surtout des odes poétiques à l’élément aqueux avant d’être critiques.
Du paysage en photographie à l’installation écolo
Alors bien sûr, parmi elles, les paysages sont légion. Ceux du Tibre photographiés par Daniele De Lonti, ceux des bords de mer rendus étranges à la tombée de la nuit dans les images d’Andrea Abati, ceux de la Sicile sous l’œil d’Enzo Obiso ou ceux japonais captés par l’objectif noir et blanc de Toshio Shibata. Ce dernier nous révèle des aménagements de cours d’eau et des barrages énormes qui ont refaçonné leur environnement, dans une vision entre fascination et répulsion.
Depuis ces observations, images calmes et étranges, pour un imaginaire de l’eau que n’aurait pas renié Bachelard, l’exposition réserve des moments d’immersion au bord de la noyade, des installations pour la plupart. Thaw de Doug Aitken est une installation vidéo de 2001. L’artiste californien a toujours su compter sur le soutien de Patrizia Sandretto. Celle-ci avait d’ailleurs participé à la production, en 2001, de l’exposition de la Serpentine Gallery de Londres, New Ocean, opéra grandiose célébrant l’eau dans une mise en scène époustouflante dont personne ne sortait indemne.
Le dispositif de Thaw est moins monumental, mais néanmoins spectaculaire. Captés en Alaska, les glissements de l’eau en glace alternent dans une double projection qui assure une désorientation et donne au visionnage la sensation d’une plongée libre en apnée, d’un tourbillon hypnotique au bord de l’asphyxie. La bande-son n’est certainement pas étrangère à cet effet d’aspiration que suscitent les images. Tantôt violent, tantôt calme, le labyrinthe aquatique d’Aitken construit rapidement un espace mental proche de l’hallucination et du vertige.
À cet opus central répond une autre œuvre tout aussi majeure, visuellement beaucoup plus simple : 24 inch Practice Tightrope with Niagara Falls (1994) de Douglas Gordon. Soit un filin d’acier, de ceux qui permettent les exploits des équilibristes, tendu devant la photographie des chutes du Niagara. Un rébus comme un défi et le souvenir de ces films mythiques prenant le site pour toile de fond, ce gouffre d’eau infernal où Douglas Gordon (homonyme de l’artiste) tourna en 1941 le film Niagara Falls. Deux jeunes mariés y vivent une lune de miel sur le fil du rasoir. Même sans connaître l’histoire, l’installation engendre bien des situations et laisse extrapoler des scénarios divers.
Un troisième épicentre pourrait être La Fontaine de jouvence (1992) de Karen Kilimnik. Reprenant un motif de jardin à la française avec ses volutes et arabesques, l’Américaine a organisé un parterre de cosmétiques autour d’une bassine de plastique laissant cracher un petit jet d’eau dérisoire. Assemblage pathétique, l’œuvre instille une nostalgie forte toute déployant ses trésors de savonnettes au design suranné. L’éternelle jeunesse prend un peu un coup de vieux avec ces emballages fanés et le maigre clapotis de l’œuvre installée à même le sol. On est loin des corps régénérés par l’eau miraculeuse et exultants de santé de la version peinte par Cranach l’Ancien en 1546 et conservée à Berlin. Kilimnik livre ici une interprétation désabusée et sans illusion, la version postmoderne de la légende.
Des métaphores pour réfléchir au monde environnant
Enfin, quatrième pivot du parcours, Viral Research réalisée par Charles Ray en 1986 a pour cadre le début de la médiatisation de l’épidémie du sida. Des flacons de verre contiennent tous un liquide teinté d’encre de Chine. Reliés entre eux, ils mettent en application le principe de vases communicants qui aboutit à équilibrer les niveaux entre chaque récipient. « Je ne peux pas donner une signification univoque à cette œuvre, mais mon impulsion initiale est que des personnes que je connais sont mortes du sida et j’ai donc voulu réfléchir sur notre paranoïa à propos de cette maladie. »
À l’époque, on pensait que le simple contact avec la salive d’un malade suffisait à répandre le virus. L’eau du corps, le fluide corrompu est ici exposé. Liquide saumâtre, il ferait aussi une parfaite métaphore des pollutions aux hydrocarbures qui ruinent les milieux marins. Comme quoi l’imaginaire est un mécanisme bien plus puissant pour réfléchir aux dysfonctionnements de notre monde que la plupart des dénonciations.
Le tête-à-tête avec les Gouttes d’eau d’Hermann Pitz de 1989 en est l’une des plus belles et poétiques expressions : ou comment des formes en résine transparente et posées à même le sol telles des gouttes de rosée géantes s’incarnent tour à tour en larmes de géant, en perles rares (et symboles de la raréfaction de l’eau), en mirage de science-fiction. Leur format laisse le visiteur circonspect. Et l’eau d’être représentées avec toutes ses ambiguïtés : eau lustrale du baptême ou poison, eau-de-vie ou eau de mort, eau lourde ou eau légère. Les artistes d’H2O n’ont pas fini de soulever les interrogations.
La fondation
1995 Création de la fondation à l’initiative de la collectionneuse d’art contemporain Patrizia Re Rebaudengo.
1997 Premier espace d’exposition à Guarene d’Alba, dans un palais du XVIIIe siècle.
2002 Ouverture d’un centre d’art contemporain à Turin, avec un espace d’exposition de plus de 1 500 m2.
2007 A Monaco, « Glowbowl » présente des œuvres de la collection de Patrizia Re Rebaudengo.
2009 Rétrospective Paul Chan, lors de la Triennale de Venise.
Pour une autre histoire d’eaux…
Bien sûr, le danger d’un thème aussi large que celui de l’eau, c’est de pointer les absents, de chercher si une œuvre n’aurait pas pu être plus pertinente que celles choisies. On ne résiste pas à l’envie de jouer à ce jeu des absents comme autant de suggestions d’acquisitions à la dame Sandretto. Et comme ils font défaut à l’exposition, commençons par les Français. L’installation sonore de Dominique Gonzalez-Foerster, Promenade, faisant tomber une pluie virtuelle sur le spectateur aurait pu constituer une belle entrée en matière. Quant à Ariane Michel, son premier film s’intitulait Après les pluies et tout récemment, à la fondation Ricard, elle avait exposé un aquarium, Les Lutétiens, au sein duquel cohabitaient des pierres du Bassin parisien et des gastéropodes aquatiques. L’observation de ces organismes projetait le visiteur dans des histoires de création, de temps anciens et d’eau nourricière très à-propos. Si la série de photographies d’Olafur Eliasson, Green River, avait fait partie de la collection Sandretto, la boucle aurait même trouvé une magnifique conclusion. En 1998, Brême, Moss, Los Angeles, Stockholm, avaient connu la même invasion anonyme et sourde. Les rivières qui les traversent s’étaient teintées d’un beau vert fluorescent en l’espace de quelques heures. Aucune annonce n’avait été faite, aucune revendication signalée et la colorisation avait fait l’effet d’une bombe, redonnant à ces cours d’eau une importance vitale. Eliasson s’était offert un geste de peintre avec cette pigmentation et une belle réflexion sur la place de l’eau dans nos villes aujourd’hui. Au bord du lac Léman, la leçon aurait trouvé un épilogue parfait.
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« H²0 » à Évian
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « H2O, œuvres de la collection Sandretto Re Rebaudengo », jusqu’au 19 septembre 2010. Palais Lumière, Évian. Tous les jours de 10 h 30 à 19 h, le lundi à partir de 14 h. Tarifs : 7 et 10 e. www.ville-evian.fr
L’écologie à l’honneur à Annemasse.
Le centre d’art contemporain de la villa du parc à Annemasse, près d’Évian, présente jusqu’au 19 septembre l’exposition « Before Present », série de questions sur l’influence de l’homme sur son environnement naturel. L’humour grinçant des dessins de Dan Perjovschi, l’impertinence des posters de Liam Gillick, la sagesse de l’artiste-poète amérindien Jimmie Durham, notamment, se joignent pour une réflexion philosophique et écologique plus engagée que le propos de l’exposition évianaise.www.villaduparc.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°626 du 1 juillet 2010, avec le titre suivant : « H²0 » à Évian