PARIS
Le Musée Jacquemart-André confronte l’artiste vénitien aux maîtres qu’il a regardés, tout en le replaçant, par une scénographie habile, au centre du récit.
Paris. Dans ses petits espaces d’exposition temporaire, le Musée Jacquemart-André travaille à une vision qui bouscule l’histoire de l’art des « grands noms », et insiste sur les logiques d’atelier ou de travail collectif lorsqu’il s’agit de maîtres anciens. En phase avec le discours scientifique actuel, et à rebours d’une approche qui tend à « stariser » les grands peintres de la Renaissance, l’exposition consacrée à Giovanni Bellini (1430-1516) ne fait pas exception. Le père fondateur de l’école vénitienne doit partager l’affiche avec d’autres célébrités de la peinture : plutôt que d’essentialiser son œuvre autour des peintures à la touche lisse et humide, propres à la fin de sa carrière, les commissaires le présentent ici comme un artiste sous influence, qui, sans quitter Venise, a absorbé tout ce qui pouvait se faire en Europe à son époque.
« En général il est plutôt péjoratif de dire que tel ou tel artiste est sous l’influence d’autres », remarque Pierre Curie, conservateur du musée. Mais le propos n’est pas désobligeant pour Giovanni Bellini, qui apparaît ici comme un maître de la synthèse, à une époque charnière où s’opère le glissement du gothique tardif vers la manière moderne. Exposer Bellini en compagnie d’autres maîtres, ce n’est pas déboulonner une statue, mais offrir la meilleure compréhension possible d’une œuvre qui n’est pas monolithique.
Dans certaines salles, certes, la plus belle toile ne sera pas signée par Bellini mais par Hans Memling ou Antonello de Messine. Et dans une autre, on aura bien du mal – sans cartel – à distinguer son œuvre de celle de Cima da Conegliano. Mais c’est aussi le bénéfice de cette approche que de pouvoir replacer une signature dans un continuum européen de création, plutôt que de l’isoler pour conforter un récit légendaire. À ce titre, Giovanni Bellini est le support idéal pour une histoire condensée de l’art de la fin du XIVe siècle au début du XVIe.
Dans l’atelier de Jacopo, son père, Giovanni grandit et se forme dans une atmosphère encore imprégnée de l’art gothique et du travail de la miniature. Toujours dans son cercle proche, il emprunte au mari de sa sœur, un certain Andrea Mantegna (1431-1506), les références antiques et la perspective qu’il perfectionne en donnant du mouvement aux masses d’air autour de ses personnages. Parallèlement il puise chez Donatello (1386-1466), comme dans les icônes byzantines encore très populaires à Venise, des figures pleines de pathos, expressives, qu’il reconfigure là aussi à sa manière. Mis au contact de l’art flamand grâce aux échanges commerciaux qui traversent Venise, il s’inspire de Hans Memling (1435/1440-1494) pour offrir à sa clientèle des tableaux de dévotion privée.
La confrontation la plus intéressante du parcours est celle qui est faite avec son alter ego, Antonello de Messine (1430-1479). Peintre voyageur – quand Bellini ne sortira pas de la lagune –, Antonello opère la synthèse entre précision nordique et composition italienne. Installé à Venise au cours des années 1470, il y amène une facture douce, créant un modelé par la couleur. Exposés face à face, deux Christ morts [voir illustrations]démontrent l’apport artistique et technique d’Antonello de Messine. Pour son Christ, Bellini a eu recours à la détrempe sur bois : les coups de pinceau se superposent mais ne se mélangent pas. La musculature du supplicié, les plissés du drap offrent une précision et une géométrie qui doivent encore beaucoup à Mantegna. Contemporaine, l’œuvre inachevée de Messine ménage des transitions douces par un estompage, et donne à voir les textures des corps : la technique de l’huile sur bois, utilisée ici, sera très vite adoptée par Bellini.
L’exposition pourrait aussi avoir pour sujet la genèse de la manière vénitienne, un agrégat d’influences au carrefour commercial de l’Europe. À l’exception de la dernière salle, centrée autour de la Dérision de Noé conservée à Besançon, un chef-d’œuvre conçu par Bellini pour un commanditaire privé. « Il faut aussi pouvoir distinguer ce qui est le centre de gravité de notre exposition », explique Neville Rowley, conservateur à la Gemäldegalerie de Berlin et co-commissaire de l’exposition. Pour faire émerger dans ce contexte la figure de Bellini, la scénographie joue un rôle actif. Hubert le Gall, qui intervient régulièrement sur les expositions temporaires de Jacquemart-André, a imaginé pour ce parcours différents dispositifs destinés à attirer l’attention du visiteur sur les œuvres de Bellini. Un pan de cimaise plus sombre, moins coloré ou plus en relief permet d’un seul coup d’œil au visiteur qui entre dans la salle de distinguer les toiles de Bellini de celles des autres. La solution est particulièrement élégante dans la salle où le maître vénitien cohabite avec Cima da Conegliano et Giorgione : soulignées par l’apposition sur les murs de rectangles dorés, les œuvres de Bellini sont immédiatement repérables, tout en préservant un sentiment de continuité avec les toiles des autres peintres. Ces dispositifs invitent le spectateur à un aller-retour permanent entre les toiles, dont il tirera la sensation d’un travail commun entre les différents artistes, sans focaliser sur les questions d’attribution (œuvres autographes, « atelier de », « entourage »), qui accaparent encore trop la présentation des maîtres anciens. « Toutes ces appellations sont à discuter : tous les artistes ont et sont des ateliers à la Renaissance », rappelle Pierre Curie. Et la Renaissance est en elle-même un grand atelier.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°607 du 17 mars 2023, avec le titre suivant : Giovanni Bellini, un peintre sous influence