GRENOBLE
Des paysages silencieux, des natures mortes où l’air circule entre les objets… Le Musée de Grenoble programme une exposition sublime à l’univers de Giorgio Morandi. Sa vie monacale, humble et discrète, fut tout entière vouée à son art. Qui était-il ?
Non, pas d’anecdote haute en couleurs, ni envolées lyriques ni mots qui frappent. « Je peins et je grave des paysages et des natures mortes », disait simplement Morandi. Pas de rivalités artistiques exacerbées, nulle amante éplorée. La vie de bohème ? L’effervescence de Montmartre, de Montparnasse ? Trop de bruits et de fureur, sans doute. Un sourire, la joie d’être là, simplement. C’est ce qui se dégage des quelques minutes où l’on voit Giorgio Morandi, aux côtés de Luigi Magnani, cet élégant musicologue, collectionneur, professeur, critique d’art et entrepreneur, qui fut pour lui un ami proche, et dont le Musée de Grenoble accueille, en attendant sa réouverture, tableaux de Morandi, conservés par sa fondation. Ses natures mortes et ses paysages disent le temps, l’essence des choses, le silence, l’air, la lumière. La vie et la mort. L’amour invisible, qui n’a pas besoin de mots. En filigrane, ses peintures racontent la vie humble de Giorgio Morandi, animée par son désir de peindre, sa quête métaphysique, comme aussi la sérénité du temps parfois retrouvé.
L’existence de Giorgio Morandi semble s’être écoulée sans événements extérieurs, ou presque. Il naît à Bologne en 1890, et meurt soixante-quatorze ans plus tard, en 1964, dans cette même ville, où il a passé sa vie. Son père est commerçant. Il est l’aîné de cinq enfants – un frère, qui mourra à l’adolescence, et trois sœurs. Jeune garçon, il éprouve une passion pour la peinture – « passion qui au fil des années est devenue toujours plus forte, au point de me faire sentir la nécessité de m’y consacrer pleinement », confiera-t-il. Après une année à travailler dans l’entreprise paternelle, il obtient en 1907 l’autorisation de s’inscrire à l’Académie des beaux-arts de la ville. Sa joie sera cependant ternie par la mort prématurée de son père. En 1910, il s’installe avec sa mère et ses trois sœurs dans un appartement de la via Fondazza, rue vieillotte peuplée d’artisans. Ces femmes veilleront sur sa solitude. Ses sœurs resteront, comme lui, célibataires. Elles le déchargeront des tâches domestiques, le soigneront dans ses maladies – lui qui, appelé aux armes en 1917, fut presque aussitôt rapidement réformé pour être tombé gravement malade.
Lorsqu’ils s’installent au deuxième étage du 36 via Fondazza, le jeune homme de 20 ans choisit une chambre étroite, à l’écart. Pour y accéder, il faut traverser celle d’une de ses sœurs, qui l’isole des allées et venues. Comme s’il avait voulu se tenir, dans le théâtre du monde, à l’arrière-plan de la scène – cet arrière-plan silencieux que le poète Rainer Maria Rilke décrivit en ces mots en 1898, dans ses Notes sur la mélodie des choses :« C’est au loin, dans des arrière-plans éclatants, qu’ont lieu nos épanouissements […]. C’est là que se situent les histoires dont nous sommes des titres obscurs […]. C’est là que nous sommes, alors qu’au premier plan nous allons et venons. » Cette pièce haute de plafond où Morandi peut écouter la mélodie des choses sera son refuge et son atelier, baigné de la lumière qui pénètre par la porte-fenêtre. Il ne la quittera que l’été, pour aller à Grizzana, dans les Apennins, ou parfois dans quelques villes italiennes – Venise, Rome, Milan ou Florence pour voir peintres d’avant-garde et maîtres anciens, Paolo Uccello, Masaccio, Giotto, Piero della Francesca.
En 1967, l’historien de l’art John Rewald se remémorera sa visite à Morandi. Il raconte avoir découvert une « pièce ordinaire dans un appartement de la classe moyenne ». Ordinaire ? Il corrige aussitôt, frappé par l’intensité de la présence des objets : « Mais le reste était extraordinaire : sur le sol, sur des étagères, sur une table, partout, des boîtes, des bouteilles, des vases, toutes sortes de contenants de toutes les formes possibles. » Giorgio Morandi passait parfois plusieurs jours à les disposer pour ses natures mortes, remplissant certaines bouteilles de peinture ou d’eau pigmentée, conservant la poussière qui se déposait sur les vases, les pots, atténuant la lumière du jour avec des panneaux. Dans l’ouvrage qu’il consacre à Morandi, Le Bol du pèlerin, le poète Philippe Jaccottet avance que cette chambre atelier où l’artiste broyait ses couleurs est la condition sine qua non de cette « vie aussi concentrée que celle des religieux ».
Morandi, un ermite coupé du monde donc ? Non, pourtant. Certes, ses voyages furent rares – Morandi ne quitta l’Italie qu’une seule fois, en 1957, pour un bref séjour en Suisse. « S’il y avait ici en Italie, dans ma génération, un seul jeune peintre qui était passionnément conscient de tout ce qui se passait alors dans le monde parisien de l’art, c’était bien moi. Pendant les deux premières décennies de notre siècle, bien peu de peintres italiens s’intéressaient autant que moi à l’art de Cézanne, Seurat et Monet, par exemple », explique-t-il. En effet, s’il croise les futuristes en 1914, participe à deux de leurs soirées, sa culture est, d’abord, livresque. Morandi découvre Cézanne en noir et blanc, dans des revues spécialisées – avant de le redécouvrir, des années plus tard, en 1920, à la Biennale de Venise, qu’il visite avec assiduité et où il a déjà admiré Renoir. De même, c’est en noir et blanc qu’il admire en 1918 les premiers tableaux métaphysiques de Giorgio De Chirico et Carlo Carrà.
Cela suffit. « Cette découverte de la Metafisica est certainement un choc pour lui, tant le changement qu’il opère est radical. Il y a du chemin de Damas dans cette conversion », observe Guy Tosatto, directeur du Musée de Grenoble et co-commissaire de l’exposition. Morandi délaisse un vocabulaire aux accents futuristes pour marcher avec les artistes métaphysiques. Mais alors que Chirico et Carrà se plaisent à choisir pour leurs peintures des titres très littéraires, lui se contente d’intituler les siennes par un simple « Nature morte », « Fleurs » ou « Paysage », « sans aucune allusion à la bizarrerie ou à un monde irréel », a souligné le peintre. Il est le peintre de « la métaphysique des objets les plus communs », observe Chirico.
Avec modestie et humilité, Morandi, qui enseigne le dessin en école primaire, puis la gravure à l’Académie des beaux-arts de Bologne à partir de 1930, poursuit sa quête et affermit son langage pictural. En 1934, Roberto Longhi, qui a obtenu la chaire d’histoire de l’art de l’université de Bologne, conclut sa leçon inaugurale par un éloge de Morandi, qu’il désigne à la surprise générale comme le « meilleur peintre » d’Italie. Pour Morandi, c’est le début de la reconnaissance. En 1948, il reçoit le premier prix de peinture de la Biennale de Venise. En 1953, celui de la Biennale de São Paulo. Mais il continuera à veiller sur sa solitude, allant jusqu’à refuser une exposition internationale pour préserver sa quiétude.
Cette dernière lui fut pourtant, un temps, ravie. En mai 1943, il est arrêté par la police politique, sans doute en raison de son amitié avec certains proches du mouvement antifasciste Justice et Liberté. Libéré une semaine plus tard, il se réfugie alors à Grizzana, jusqu’à la fin de l’été 44. Mais celui qui a peint alors nombre de ses plus beaux paysages, y est rattrapé par les horreurs de la guerre, et voit le début d’assassinats « qui allaient rapidement, dans ces montagnes, devenir un massacre », écrit Fabrizio D’Amico dans son Morandi. Il lui faudra de longues années avant de revenir à Grizzana.
Il n’empêche : les années 1940 sont marquées à un point plus jamais atteint par une couleur variée, un « étalement de tons purs et brillants, comme des pierres mouillées », observa l’historien de l’art Cesare Brandi. Dans les années d’après-guerre, les œuvres de ce croyant pratiquant dégagent une plénitude et une « sérénité qui achève un travail intérieur ». Mais peut-être est-ce encore dans sa dernière période que sa peinture trouvera son accomplissement. Les natures mortes deviennent, par leurs couleurs si précieuses et délicates, comme des souffles laissés sur la toile ; son dessin se réduit parfois à une ligne, presque musicale. « Ce qui importe, disait-il avant de mourir, c’est toucher le fond, l’essence des choses ». Leur mélodie.
La collection Magnani-Rocca à Grenoble
Des fruits qui semblent répondre aux fruits de Cézanne, des objets dont la beauté rappelle Chardin ou la grâce des visages de Piero della Francesca, un pot dont la couleur rouge évoque la lumière des tableaux de Georges de La Tour ou de Rothko … L’exposition que le Musée de Grenoble consacre à Giorgio Morandi n’est pas une rétrospective. Mais elle permet de pénétrer avec finesse dans l’œuvre de ce peintre et graveur, grâce au prêt exceptionnel d’une cinquantaine d’œuvres de la Fondation Magnani-Rocca, complété par celles conservées dans les musées français – dont l’une au Musée de Grenoble. Peu de textes dans le parcours, mais des citations d’artistes, de poètes qui accompagnent le visiteur. Et, en filigrane, l’amitié douce et lumineuse de Morandi et Luigi Magnani, « digne du titre de seigneur comme étaient seigneurs les grands mécènes de la Renaissance », qui utilisaient leur richesse pour « amplifier la beauté du monde », lit-on dans le catalogue, aussi subtil et merveilleux que cette exposition qui, elle aussi, amplifie la beauté du monde.
Marie Zawisza
« Giorgio Morandi. Dans la collection de Luigi Rocca »,
jusqu’au 14 mars 2021. Musée de Grenoble, 5, place de Lavalette, Grenoble (38). Tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 18 h 30. Tarifs : 8 et 5 €. Commissaires : Guy Tosatto, Sophie Bernard et Alice Ensabella. www.museedegrenoble.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°741 du 1 février 2021, avec le titre suivant : Giorgio Morandi, l’homme qui peignait la mélodie des choses