PARIS
À Londres où il vivait, ce Suisse a profité d’un contexte favorable pour lancer le romantisme noir et créer les codes visuels de l’« heroic fantasy ».
Paris. La première rétrospective parisienne depuis près de cinquante ans consacrée à Johann Heinrich Füssli, également connu sous le nom de Henry Fuseli (1741-1825), réunit au Musée Jacquemart-André une soixantaine de peintures et dessins sous le commissariat de Christopher Baker, Andreas Beyer et Pierre Curie. Füssli est peu connu en France en dehors de ses tableaux Le Cauchemar (deux versions, l’une datée d’après 1782, l’autre de 1810, sont présentées ici) et Lady Macbeth somnambule (vers 1784), conservé au Louvre.
Ce Suisse polyglotte s’est illustré par ses traductions avant de découvrir en Grande-Bretagne, grâce au peintre Joshua Reynolds, qu’il pouvait prétendre à une carrière artistique. Il partit alors pour l’Italie où il séjourna de 1770 à 1778. En 1777, c’est de Rome qu’il envoya à l’exposition annuelle de la Royal Academy à Londres une toile représentant une scène de Macbeth de William Shakespeare, un thème alors très moderne puisque les Anglais n’avaient redécouvert l’auteur qu’en 1765.
Les cartels et le catalogue de l’exposition insistent légitimement sur l’iconographie car les Français connaissent peu Shakespeare, John Milton, James Macpherson ou Walter Scott, et encore moins Edmund Spenser, James Thomson, Christoph Martin Wieland, William Cowper ou Friedrich de La Motte Fouqué, tous écrivains ou poètes qui ont inspiré Füssli. Très célèbre de son vivant, celui-ci est à l’origine d’un courant de romantisme noir en peinture, puisant son inspiration dans la tragédie, le fantastique et (plus discrètement) le sexuel. Cependant, il n’était pas novateur seulement dans ses sujets mais aussi dans son appropriation de la peinture ancienne dont il cassait les codes. On sait que son goût du clair-obscur est lié à sa passion pour les arts de la scène. Mais il doit aussi beaucoup aux caravagesques et, sans doute, à sa formation particulière : fils d’un peintre reconnu, il a pourtant dû apprendre à dessiner tout seul à la lumière de la bougie. Dans Roméo et Juliette (1809), il utilise un puissant éclairage directionnel pour créer une image bouleversante – beaucoup plus percutante que l’Atala au tombeau d’Anne-Louis Girodet à la même époque. Si son goût pour les raccourcis vient des plafonds de la Renaissance, il inverse les proportions habituelles dans Thor luttant contre le serpent Midgard (1790, [voir ill.]) – un manifeste, puisqu’il a offert le tableau à la Royal Academy – en donnant la plus grande place au serpent dans une vision de l’heroic fantasy quasi cinématographique.
Füssli devait sa liberté créatrice à son passé : féru d’histoire de l’art depuis sa jeunesse, il s’est formé en Italie sans contrainte mais entouré d’artistes et d’intellectuels. Il a regardé la sculpture antique, Michel-Ange, Titien, les maniéristes, et en a tiré des formes qu’il a utilisées sans a priori théoriques. La situation particulière de l’Angleterre a fait le reste : la Royal Academy était davantage un espace de confrontations qu’un moule, et un important marché privé assurait une certaine indépendance aux artistes. En arrière-plan de l’exposition consacrée à Füssli se dessine l’extraordinaire creuset que fut Londres dès la fin du XVIIIe siècle.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°597 du 21 octobre 2022, avec le titre suivant : Füssli le visionnaire