Le musée de Biot confronte cette figure de l’art moderne aux Nouveaux Réalistes, génération d’artistes qui émerge dans les années 1960.
Biot (Alpes-Maritimes). Le « malheur » des uns peut faire le bonheur des autres. Non que le Musée national Fernand-Léger ait pu guetter la fermeture pour travaux du Mamac, mais c’était l’occasion rêvée de puiser – une soixantaine de pièces – dans la très riche collection des Nouveaux Réalistes du Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice pour concevoir l’exposition « Léger et les nouveaux réalismes », présentée aujourd’hui à Biot.
L’ambition du Musée Léger ne se limite toutefois pas aux artistes réunis en 1960 sous ce vocable par le critique d’art Pierre Restany, mais cherche à cerner le concept du réalisme dans le cadre de la modernité. Rappelons la phrase de Léger au sujet de son film expérimental Ballet mécanique (1924) : « Il y a dans cette époque un nouveau réalisme que j’ai personnellement utilisé dans mes tableaux et dans ce film. » (in Fernand Léger, Fonctions de la peinture, éd. Gallimard).
Le parcours, conçu avec beaucoup de finesse, est très fluide. Ce sont des séquences courtes qui se succèdent et montrent diverses convergences entre Léger et la génération suivante. Une rencontre virtuelle, car le peintre normand meurt en 1955, quelques années avant l’apparition de créateurs qui délaissent la peinture du chevalet – « au bout du rouleau » comme l’affirme malicieusement Jacques Villeglé – et se saisissent de véritables fragments du réel.
Paradoxalement, c’est Yves Klein, l’inventeur du réel immatériel, qui ouvre la danse. Selon Julie Guttierez et Rebecca François, conservatrices à Biot et commissaires, Klein croit, à l’instar de Léger, à l’énergie de la couleur pure – le bleu dans son cas – et à son énergie primordiale. Si cette « entrée en matière » peut surprendre, elle annonce d’emblée que la réalité ne s’arrête pas aux objets et à la tactilité. Il n’en reste pas moins que pour Fernand Léger comme pour les Nouveaux Réalistes, le nouveau dieu, ou plutôt la nouvelle idole, c’est l’objet qui remplace le sujet.
Aussi bien Léger que les Nouveaux Réalistes n’hésitent pas à entreprendre des gestes iconoclastes. Certes, à des degrés divers. Déconstruit en peinture par Léger (La Roue noire, 1944), l’objet est déchiqueté par Villeglé (Métro Arts et Métiers, 1974, peinture, collage, affiches lacérées sur toile), « naturalisé » par Daniel Spoerri (Palette Katharina Duwen, 1989) ou encore violemment détruit par Arman (Colère, 1961). Ailleurs, quand le peintre, irrévérencieux, rejette toute expression de sentimentalité attachée à la représentation du visage, ainsi dans L’Homme au chapeau bleu (1937), les Nouveaux Réalistes le maltraitent ou jouent sans réserve avec son image – Spoerri, Agg i Hatten (1965) ; Martial Raysse, Nissa Bella (1964, [voir ill.]). Cependant, contrairement à une certaine froideur que dégagent les personnages de Léger, pour ce dernier la réalité s’appelle utopie. Les jeunes artistes, eux, fascinés et en même temps assaillis par les objets, entretiennent avec ceux-ci des rapports ambigus, voire conflictuels. Entre métamorphose et destruction, entre transfiguration et anéantissement…
Les années 1960, qui inaugurent l’ère de la consommation de masse, sont des années ludiques. Mais cette apparence faussement joyeuse, bariolée en quelque sorte, que l’on retrouve à Biot, est d’un caractère éphémère, fondamentalement précaire – comme l’objet.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Fernand Léger, réaliste utopiste