On ne peut nier que certains de ses tableaux, voire certains recoins de chacun d’entre eux, sont plus figuratifs que d’autres. Quoiqu’il répugne à s’en expliquer, le rapport de Leroy à la figuration n’est pas simple et univoque. Dans un premier temps, il semblerait qu’il cherche à être d’autant plus abstrait qu’il se rapproche des choses peintes, au point de trouver absurde et superficiel d’en tracer le contour : les « choses » de la réalité devenant alors, dans une vision pour ainsi dire transcendantale, un continuum de matière où l’âme va et vient entre le corps, l’air, le paysage et l’horizon. D’où cette vision panoptique de reflets argentés, flous, lointains, proches, rugueux, lisses, verts, humides, que cultivent les tableaux de Leroy – dans l’indistinction des choses auxquelles les hommes ont donné un nom. Mais cette vision du monde peut finir par ne plus être très humaine à force d’être transcendantale, et les choses représentées finissent par perdre tout effet de réalité, à force d’être la réalité même. D’où un deuxième mouvement, inverse et simultané au premier, par lequel Leroy s’éloigne résolument de l’art abstrait, de sorte que sa peinture n’est seulement « qu’à la limite » de l’abstraction.
Fautrier avait, tout comme Leroy d’ailleurs, bien conscience du danger des recherches matiéristes, en affirmant : « Aucune forme d’art ne peut donner d’émotion s’il ne s’y mêle pas une part de réel, si infime qu’elle soit, si impalpable… » Après la série des Otages, dans laquelle la figure humaine est déformée et diluée dans la composition, Fautrier fait subir à la silhouette de toutes sortes d’objets ordinaires (verre, encrier, clef, moulin à café…) son fameux procédé du plâtre enduit de pastels, espérant ainsi retrouver ces parcelles de réalité qu’il avait peur de perdre – et qu’il avait à mon sens déjà perdues dès l’instant que son matiérisme délicat, trop détaché des sujets qu’il choisissait, se trouvait alors plaqué sur tout et n’importe quoi : carré de tissu, visage noyé, moulin à café… Chez Leroy, nul procédé spécial par lequel toute figure connaît un même traitement pictural, nul recours à des objets artificiels, rameutés sur le tard, et servant de prétextes à une volonté de réel.
Or, si Leroy n’est pas abstrait, comme je le crois, que peuvent bien représenter ses tableaux ? Quelques objets discernables ? – Assurément non. La réalité de la peinture ? – C’est une formule trop simple et terriblement apauvrissante. – Un magma de formes en quête de leur identité, que le spectateur peut interpréter selon son humeur et son imagination ? – Oui et non… Si l’imagination est en effet requise à la contemplation des œuvres, elle ne procède pas de l’anamorphose ou des figures de Rorschach, et ce qu’elle imagine reste de toute manière circonscrit à l’univers particulier de Leroy (on ne peut percevoir dans ces tableaux, avec toute l’imagination qu’on voudra, une devanture de grands magasins ou une vue du Sahara). Sa peinture ne relève donc en aucune façon de l’auberge espagnole que la question sous-entendait. Cela dit, on peut hélas n’entrevoir de cette œuvre qu’une abstraction non géométrique, peinte avec virtuosité et, dans les limites d’une certaine couleur locale, offerte à l’interprétation de chacun. Mais ce jugement ne s’applique justement qu’aux tableaux à mon avis les moins réussis de Leroy : compositions interminablement jaunes, marron, kaki, verdâtres, terreuses, auxquelles manque la présence du ciel, de l’eau et de la pesanteur… Je ne saurais en dire plus, je ne peux rien démontrer, je ne peux que demander au lecteur de bonne volonté de sélectionner les tableaux les plus figuratifs du catalogue, et de juger si la figure n’y est pas en effet transcendée, si l’espace n’en est pas plus profond et les textures plus vivantes. Je parle de ces tableaux que je vous laisse choisir et dans lesquels, tandis que d’autres continuent de les trouver abstraits, vous percevrez pins, rochers, cascades, fourrés, chemins, voire certains ciels blancs et gris, et distinguerez, au beau milieu de cet écheveau de réalités paysagères, un torse – ou un corps.
Ce corps, représenté dans un tableau sur deux, mérite une attention particulière. Encore une fois, je mentirai en prétendant qu’il est parfaitement identifiable. Une petite habitude des tableaux de Leroy forme l’œil à le reconnaître. Il s’agit soit d’un visage seul, soit d’un ou deux corps sans visage, que nous finissons par identifier grâce à un code pictural implicite. Même s’il a tendance à se fondre ça et là avec l’air qui l’entoure, ce corps se détache nettement du fond. Remarquons en passant que ce fond n’est jamais un arrière-plan uniformément détaché, comme celui de tant de tableaux faussement modernes, mais un enchaînement terriblement violent de vallons et de rochers vus de haut, gorgés d’ombre et de soleil, de craie et de velours, sur lesquels glissent quelques nuages aux couleurs de la terre et de l’arc-en-ciel.
De cette genèse informe, apparaît donc un corps aux contours indistincts, que l’on ne perçoit que par portions. Il n’est pas énigmatique comme la mariée d’Étant donné…, ni naïf comme les figurines graffitées de Dubuffet, ni morbide comme les Otages mutilés de Fautrier. Ces nus n’incarnent pas non plus la sainteté ou la luxure, comme chez tous les grands peintres qui firent l’histoire, chrétienne dans sa presque totalité, de la peinture. Étrangers à toute velléité symbolique, littéraire, religieuse, moderniste ou même archaïque, les corps nus que Leroy dépeint sont tout d’abord profondément intimes, et relativement méconnaissables – comme ceux d’un Bonnard qui garderait pour lui l’érotisme que son modèle lui inspire.
De toutes les matières que cette peinture à l’huile engendre, le corps humain représente, dans le monde de Leroy, ce qu’il y a de plus fragile et de plus doux sur terre.
« Eugène Leroy Autoportrait », ROUBAIX (59), La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André Diligent, 23 rue de l’Espérance, tél. 03 20 69 23 64, 19 juin-19 septembre. « Eugène Leroy, Jacques Bornibus. Une complicité, la peinture », TOURCOING (59), 2 rue Paul Doumer, tél. 03 20 28 91 60, 19 juin-8 septembre.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Eugène Leroy, un univers particulier
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°560 du 1 juillet 2004, avec le titre suivant : Eugène Leroy, un univers particulier