Art moderne

Études, de Pablo Picasso

Par Itzhak Goldberg · L'ŒIL

Le 2 septembre 2024 - 1056 mots

Cette toile-manifeste de 1920 concentre toutes les recherches esthétiques qui préoccupent Picasso à cette époque : l’inspiration néoclassique, le cubisme mais aussi l’influence d’Auguste Renoir.

Un rébus ou une devinette ? À l’entrée de l’exposition « Picasso iconophage », au Musée Picasso de Paris, une œuvre étrange accueille le visiteur. De loin, on dirait un panneau indiquant les toiles accrochées sur le mur d’une salle attenante du musée. Mais si l’on y regarde de plus près, Études (1920), comme son modeste titre l’indique, est un mini-répertoire, un pense-bête si – l’on ose dire – pour l’artiste. Toutes ces images rassemblées, en provenance de sources différentes, vont nourrir sa création picturale. Il ne s’agit pas de reproductions, mais déjà d’interprétations ou encore de fragments que le peintre combinera ensemble par la suite. Pablo Picasso (1881-1973), en effet, s’estime en droit de modifier à sa fantaisie les modèles qu’il a devant lui et qu’il contrôle à sa guise. Dans son nomadisme esthétique, boulimique visuel, le peintre est aussi doté d’une digestion plastique exceptionnelle qui lui permet d’expérimenter et d’adapter à son propre compte aussi bien les œuvres artistiques que les objets de son environnement quotidien. Avec lui, c’est toujours création et mémoire, invention et recyclage, remploi et citation. Refusant d’être enfermé dans un style, même quand il s’agit de ceux qu’il invente lui-même, refusant aussi la chronologie linéaire, le peintre ne fait que renouer avec un fantasme millénaire : quitter le temps réel afin de se réfugier dans le temps artistique. Tout est dit dans une phrase qu’on lui attribue : « Dieu est uniquement un autre artiste. Il n’a pas de style. Il essaie seulement de faire des choses diverses. » Grâce à la riche documentation disponible au musée qui porte son nom et au futur Centre d’études Picasso (ouverture prévue en 2025), on en sait – un peu – plus sur le mystère Picasso.

Des détails néo-classiques

Nous sommes en 1920, ce moment nommé par Jean Cocteau « le retour à l’ordre ». Après la tempête cubiste et d’autres mouvements d’avant-garde, après la catastrophe qui a bouleversé le monde entier entre 1914 et 1918, la course à la modernité ralentit. Ce n’est pas un simple hasard si Picasso situe, au centre d’Études, une tête et deux mains – l’une légèrement crispée, l’autre relâchée et posée sur la surface – d’inspiration néo-classique. Mais, on le sait, l’artiste entretient des relations orageuses avec la tradition et s’accorde une liberté totale avec les divers acquis de l’art du passé. Si l’on trouve des têtes semblables dans son œuvre, alors la tête de la femme à droite dans Étudepour “Trois femmes à la fontaine” (1921) sera légèrement modifiée et adaptée à la composition générale de cette toile. Même si l’artiste reconnaît ses dettes, son attitude reste toujours celle de la révérence irrespectueuse. Dans son cas, il ne s’agit pas d’un retour au classicisme mais d’un retour sur le classicisme.

La part de cubisme

Plusieurs natures mortes cubistes sont placées sur les bords de la toile. Est-ce une manière de signaler que ce style, dont il est pionnier avec Georges Braque, n’est plus au cœur de ses préoccupations mais à la marge ? Ou, au contraire, ces œuvres – il y en a six dans Études ! – rappellent-elles que grâce à cette contribution majeure de Picasso, l’art de la représentation sera marqué à jamais ? Difficile, voire impossible, de reconnaître les objets – le cubisme est le royaume des objets – auxquels le peintre a fait appel. On croit distinguer un verre ou une guitare, d’autant plus délicats à reconnaître que l’ensemble est éclaté en facettes géométriques qui s’interpellent et se chevauchent. De même, ces natures mortes ne laissent pas deviner si l’on a affaire à des œuvres peintes ou à des collages. Les unes et les autres ont toutefois en commun une gamme de couleurs limitée et sobre, et surtout le bannissement de toute perspective illusionniste.

Les danseurs immobiles

Le couple de danseurs, situé dans la partie supérieure de cette œuvre, est dans ce puzzle la seule image à n’être pas fragmentée. L’artiste garde-t-il en mémoire les danseurs d’Auguste Renoir, comme le suggèrent les commissaires de l’exposition ? Peut-être, mais uniquement le thème, car le traitement ici est très différent de celui du peintre impressionniste. Isolés, les danseurs de Picasso sont placés dans un cadre insolite, au bord de la mer, où une ligne d’horizon basse accentue leur aspect monumental. Chez l’artiste espagnol, rien du mouvement suggéré par Renoir ni de sa richesse chromatique. Les deux personnages au corps sculptural semblent plantés dans le sol, en dehors du temps. Figés, comme pour prendre une pose, ils dégagent une ambiance mélancolique. On songe à la période rose de Picasso (1904-1906), à ses figures silencieuses aux tonalités ocre – Le Meneur de cheval, 1905-1906 – ou aux femmes géantes aux membres démesurés, qui feront leur apparition quelques années plus tard.

Les natures mortes

Un détail intrigant dans deux natures mortes : une carte à jouer, probablement un as de trèfle. Dans l’art du passé, on trouvait les cartes tantôt dans les scènes de genre – Le Tricheur à l’as de carreau de Georges de La Tour (1636-1638) – tantôt comme des emblèmes pour les représentations du tarot. Plus proches sont Les Joueurs de cartes de Paul Cézanne (1890-1892), peintre admiré par Picasso. Les natures mortes cubistes ne sont pas chargées d’un symbolisme caché. Les artistes mettent en scène leur univers quotidien – un coin d’atelier ou une table de bistrot – et leur répertoire de trivialité. Même si les cartes à jouer y sont relativement peu fréquentes, elles font partie de ces objets populaires que l’on trouve partout. Avec les collages et les papiers collés, les cartes, de même que les morceaux de journaux ou les cartes de visite, objets plats ou de faible épaisseur, commencent à fusionner avec la surface du tableau tout en affichant leur autonomie. En dernier lieu, ces cartes peuvent être vues comme la métaphore du jeu plastique pratiqué par les cubistes.

 

1881
Né à Málaga (Espagne)
1896
Entre à l’École des beaux-arts de Barcelone
1901-1903
Période bleue
1904-1906
Période rose
1906-1914
Cubisme avec Georges Braque
1907
Peint « Les Demoiselles d’Avignon »
1918-1925
Période ingresque
1937
Peint « Guernica » pour l’Exposition universelle de 1937
1944
Adhésion au parti communiste
1973
Meurt à Mougins et est enterré dans le parc du château de Vauvenargues (13)
À voir
« Picasso iconophage »,
Musée Picasso, 5, rue de Thorigny, Paris-3e, jusqu’au 15 septembre, www.museepicasso-paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°778 du 1 septembre 2024, avec le titre suivant : Études, de Pablo Picasso

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