Le Musée de l’Armée documente cette pratique de combat d’un autre temps qui a tant pimenté la littérature.
Paris. « Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? » Le valeureux Don Diègue chancelle. Il a reçu un soufflet qu’il ne peut venger en raison de son âge. C’est à son fils, Don Rodrigue, qu’il appartient de laver cet affront dans un duel à mort contre l’offenseur de son père. Cet alexandrin du Cid de Corneille, l’un des plus beaux du théâtre français, exprime ce moment où tout bascule. Le sang doit couler : seul, il peut laver l’honneur bafoué. À l’heure des Jeux olympiques de Paris 2024, alors que les épreuves d’escrime se dérouleront au Grand Palais, le Musée de l’Armée consacre une ambitieuse exposition à cet art du duel qui scande l’histoire, habite les arts, la littérature, les religions, des récits homériques aux comics, en passant par Athos et Dartagnan ou celui des samouraïs Musashi et Kojiro s’affrontant sur une petite île du Japon.
Le duel, un art donc ? Tout à fait. Car s’il naît d’un surgissement de violence, il est un cérémonial régenté par un ensemble de règles : qu’il prenne fin à la première effusion de sang ou se poursuive jusqu’à la mort, le combat est encadré. La résolution du conflit est toujours différée. Les armes doivent être équivalentes. Des témoins doivent être présents. Didactique, l’exposition du Musée de l’Armée en déroule les grands principes, à travers cinq sections : qui ? où ? quand ? pourquoi ? comment ?
On pourrait craindre que l’exposé soit scolaire, mais d’emblée, les œuvres piquent la curiosité du visiteur. Ainsi, si l’on se figure volontiers le duel comme la confrontation de deux aristocrates, une illustration de presse de 1863 représentant un duel au fouet, accompagné d’une brève faisant le récit de cette coutume propre aux communautés noires du sud-est des États-Unis, durant la guerre de Sécession, fait voler les préjugés en éclats. Étendant ainsi le domaine du duel, l’exposition ne cesse de surprendre. Elle rappelle, par exemple, que ce combat ritualisé n’est pas seulement une affaire d’honneur, mais aussi d’initiation – en Afrique surtout – ou encore de justice divine, dans l’Europe médiévale : dans un duel ordalique, on estimait que Dieu reconnaîtrait les siens et ferait périr les coupables. On abandonna cette façon de rendre justice après s’être aperçu que les sentences dites « divines » avaient eu leur lot d’erreurs judiciaires, et que les innocents ne mouraient pas moins que les criminels…
Riche en récits, ce parcours où tableaux, estampes et photographies dialoguent avec épées, rapières, pistolets, sabres, navajas, dagues ou même raquettes de tennis ressuscitent nombre de duels célèbres, de celui de David et Goliath à celui qui coûta la vie au poète Alexandre Pouchkine, en passant par celui de Mademoiselle de Maupin avec le fils du duc de Luynes, qu’elle transperça de son épée avant de le prendre pour amant.
L’œuvre la plus étonnante du parcours est sans doute le tableau emprunté au roi Charles III. Il représente le duel du chevalier Saint-George et Mademoiselle d’Éon [voir ill.], qui remporte le combat- spectacle malgré son âge avancé. Le chevalier Saint-George, bien plus jeune, fut-il troublé par la robe de son adversaire, Charles Geneviève d’Éon de Beaumont, qui prétend être une femme ? Peut-être. À moins que Mademoiselle d’Éon, qui gagne alors sa vie en tant qu’escrimeuse professionnelle, ait conservé la vigueur de ses jeunes années…
Reste que les femmes manient aussi l’épée. Lorsque l’escrime apparut au XIXe siècle, elles furent nombreuses à s’illustrer dans cette nouvelle discipline. Bientôt, allait s’ouvrir une nouvelle ère. Après la Première Guerre mondiale, la pratique du duel, que l’on avait souvent tenté d’interdire – en vain – s’estompe : après l’horreur des tranchées, on accepte moins de mourir pour un motif parfois futile. Le duel s’impose comme un sport, un spectacle, ou un jeu. On l’applaudit, on s’y essaie, on s’entraîne. L’exposition s’achève d’ailleurs sur un jeu vidéo, témoignant de sa démocratisation : « Streetfighter ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°634 du 24 mai 2024, avec le titre suivant : Étonnants duels