Constamment d’actualité, le genre du paysage opère ces temps-ci une offensive plus marquée. Preuve d’un regard sur le monde, attestation d’une présence, le paysage se photographie, se filme, se peint, se raconte, se déplace, se recompose dans trois expositions à Noisy-le-Sec, Limoges et New York. Tour d’horizon de ces paysages qui peuplent « Fabriques du sublime », « Où sommes-nous ? » et la rétrospective Robert Smithson.
Le paysage, à son origine, était forcément un tableau, la peinture d’un morceau de pays qu’on jugeait digne d’être peint, pittoresque. Plutôt pastoral, composé avec soin en atelier au cours des grands siècles, le paysage devint un genre majeur avec le romantisme au XIXe siècle. Entre observations scientifiques et envolées spirituelles, les toiles et les dessins croquaient des territoires de moins en moins hospitaliers, à la recherche du sublime. Un émoi nourri d’effroi, une impression impérieuse définis par Edmund Burke au XVIIIe siècle qui fit de la montagne et des océans, des sujets dignes d’intérêt. Puis la photographie s’empara du sujet. Plus pragmatique, on la destina à un recensement des territoires, une documentation du monde. À l’orée de la modernité, représenter le monde de façon réaliste n’était plus vraiment de mise et le paysage s’enferma pendant un temps dans le genre documentaire. Les années 1960 allaient lui offrir un nouveau salut. La conquête de l’espace apportait un regard neuf sur la terre. Les artistes sortaient des galeries, à la rencontre de la nature qu’on appelait environnement. Les artistes parcouraient, mesuraient, sculptaient des lieux, jouaient avec les éléments concourant à un retour en grâce du paysage. Des photographes comme Stephen Shore se sont mis à arpenter le territoire, à enregistrer leur contexte. Le pittoresque a changé de teneur. Des paysages de banlieues, des horizons sans qualités, le vrai paysage sans traitement de faveur. Où sommes-nous ? Le paysage répond à cette question parfois crûment. Il n’est plus toujours aussi beau, l’artiste n’aspire plus à une complaisance esthétique. À l’ère de la globalisation, les déplacements accélérés appellent plus que jamais le paysage à attester de sa présence sur terre. Son regard, le cadre qu’il appose sur les territoires, devient un paysage. Se suffit-il à lui-même ? Parfois, comme dans les grands formats tristes et grandioses d’Elger Esser (ill. 3) mais les artistes d’aujourd’hui aiment aussi doubler leur œil d’une dimension critique.
Le paysage fissuré
Derrière les jolies images du photographe néerlandais Wout Berger se cache toujours une histoire, cruciale, sans goût anecdotique. Une baie vietnamienne, peuplée de jonques, baignée d’une lumière douce. Presque un cliché. Ce paysage de rêve, Berger l’a photographié dans le cadre d’une commande publique pour la prison de PI à Ter Appel aux Pays-Bas. Il existe dix paysages en tout, des pays lointains répondant aux nationalités des détenus, une manière d’adoucir la peine. L’information change tout. Le paysage est géopolitique mais il peut aussi s’apprécier dans la contemplation, c’est une des particularités de ce genre. Jamais innocent. Walter Niedermayer (ill. 2) aime bien nous le rappeler avec ces photographies de montagne, des lieux aménagés pour le tourisme, sélectionnés par l’exposition limousine. Les scarifications du paysage sont ici disséquées dans des grands formats impressionnants, proches du sublime, un sublime teinté d’ironie critique. Le bel effet ne suffit plus à ce paysage contemporain, il est un révélateur. Ainsi Matthias Koch (ill. 4), lorsqu’il parcourt les côtes normandes, révèle l’empreinte humaine, les traces de l’histoire imprimées dans le sol. Sans nostalgie mais avec un sens de la mémoire affirmé et d’une grande densité. Le paysage est moins esthétique, plus conscient de lui-même. À l’heure où l’on plébiscite les maîtres arpenteurs des années 1960 et 1970, l’approche de ce genre passe pourtant du recensement sur pellicule à la conception quasi scientifique de machines à reproduire des sensations de paysage.
L’expérience du paysage
L’artiste part souvent à la rencontre de lieux et tient à faire partager son expérience au-delà de la simple contemplation. Après un voyage dans le nord de la Norvège, Evariste Richer (ill. 8) – retenu dans « Fabriques du Sublime » à Noisy-le-Sec – et Dove Allouche ont construit une Terrella, une chambre d’aurores boréales. Suivant les plans d’un physicien du début du siècle, les deux artistes ont placé un électro-aimant capable de déclencher ces phénomènes naturels. Plutôt que d’enregistrer l’événement, Richer et Allouche l’ont tout simplement recréé et offrent au spectateur la possibilité de vivre un tel moment. Un paysage de substitution comme aime en fabriquer l’Allemande Mariele Neudecker (ill. 5, 6). Des montagnes sombres, aux gorges encaissées et brumeuses, capturées dans des aquariums. Des visions étonnantes et spectaculaires qui définissent avec justesse le paysage : une vue culturelle, une sélection dans le milieu naturel. On ne s’attend pas à voir ce sublime en bocal. Tout comme on n’est pas préparé à marcher sur un champ de lave ramené par Olafur Eliasson de son Islande natale au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2002. Une manière de transposer le contexte, de faire vivre une expérience unique au visiteur urbain privé de nature. À l’automne 2003, Eliasson a réalisé un coup de maître, un soleil artificiel dans le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres (ill. 1), une irradiation douce et populaire, un substitut pour les Londoniens lassés de la pluie. L’expérience fut un succès, les visiteurs nombreux se pressaient chaque jour pour s’allonger et vivre ce ravissement synthétique, ce sublime artificiel. Voilà un des visages du paysage postmoderne, en intérieur, une climatologie de musée générant des moments de pure beauté, de contemplation zen. Spectaculaire comme le plus majestueux des paysages même si cela ne ressemble en aucun cas à un panorama.
Ce genre se plaît aussi ainsi à reproduire plus que représenter, à être vécu par procuration. D’autres, parfois les mêmes d’ailleurs, partent aux antipodes, plongent, s’immergent dans des paysages hostiles dont ils ramènent des histoires étranges.
L’art de l’expédition
Les artistes-voyageurs ont remis au goût du jour l’expédition scientifico-artistique en partant découvrir des contrées désertiques et conquérir des paysages affranchis des codes culturels occidentaux. Le dernier en date est Pierre Huyghe qui est parti au printemps dernier en Antarctique avec un petit groupe d’artistes. Une plongée dans un monde sans protocole dont il n’est pas question de ramener un documentaire aux images spectaculaires et grisantes. Ces paysages sont une page blanche qui n’attend qu’une narration, pour laquelle il faut inventer un nouveau langage visuel. La vraie nature, inculte, insoumise, serait-elle le dernier bastion de la fiction ? Il faut le croire. En renouant aux sources du voyage initiatique, ces artistes contemporains comme Tacita Dean (ill. 9), réalisatrice de films aux paysages isolés envoûtants, sont les nouveaux romantiques de ce millénaire. La rétrospective Smithson (ill. 7) le montre bien dans son épilogue contemporain, comme les land artistes (qu’ils admirent), ces conquérants des terres lointaines repoussent les limites de leur contexte à la recherche d’une virginité sauvage d’une richesse visuelle et conceptuelle grisante. Et si leurs œuvres ne sont pas toujours d’une grande limpidité, c’est parce que, comme les paysages arides qui les peuplent, il faut s’y installer avec humilité, sans attente précise. Histoire de se laisser ravir par le sentiment de sublime, cette notion si ancienne qui nourrit imparablement la sensibilité des paysages actuels.
« Fabriques du sublime » se tient jusqu’au 5 novembre, du mardi au vendredi de 14 à 18 h, le samedi de 14 h à 19 h. Entrée libre. NOISY-LE-SEC (93), La Galerie, 1 rue Jean Jaurès, tél. 01 49 42 67 17. « Où sommes-nous ? Paysages avec (ou sans) personnage(s) » se déroule jusqu’au 29 octobre, du mardi au vendredi de 10 h à 18 h, le samedi de 14 h à 18 h. Tarifs : 1,5 et 0,70 euros. LIMOGES (87), Frac Limousin, Les Coopérateurs, impasse des Charentes, tél. 05 55 77 08 98. « Robert Smithson » a lieu jusqu’au 23 octobre, tous les jours sauf lundi et mardi de 11 h à 18 h, le vendredi de 13 h à 21 h. Tarifs : 12 et 9,5 dollars (9,8 et 7,75 euros). NEW YORK (États-Unis), Whitney Museum of American Art, 945 Madison Av. at 75th Street, http://whitney.org
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Etats d’âmes du paysage
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°573 du 1 octobre 2005, avec le titre suivant : Etats d’âmes du paysage