SERIGNAN
Après la Whitechapel Gallery à Londres et avant le Palais de Tokyo en 2020, c’est au Musée régional d’art contemporain Occitanie, à Sérignan, qu’Ulla von Brandenburg met en scène, au sens propre et figuré, son imaginaire.
Sérignan (Hérault). Ulla von Brandenburg est née en 1974 à Karlsruhe, une ville du sud-ouest de l’Allemagne où elle a d’abord suivi une formation en scénographie. Bien des années plus tard, l’artiste, installée en France depuis 2005, puise toujours une partie de son inspiration aux sources du théâtre et des conventions dramaturgiques – masques, costumes, tentures et autres accessoires. Cette approche, tout en usant d’une grande économie de moyens, lui permet de déployer dans l’espace un univers où il est aisé de pénétrer comme dans un divertissement, fût-il aussi sérieux qu’un protocole. Ainsi, pour surmonter l’apparente contradiction du titre de l’exposition et passer d’« hier » à « demain », il faut emprunter la métaphore d’un escalier de fortune composé de boîtes métalliques vintage, comme on franchit une volée de marches pour monter sur scène. Les murs du Musée régional d’art contemporain (Mrac) sont tendus de toile, évoquant le chapiteau ou la salle de musée, rouge – ce pourrait être le Louvre. Dans cette première salle, les ombres portées de tableaux fantômes ont laissé leurs empreintes pâles, au sol sont posés quatre portraits de danseurs travestis, tandis qu’au centre une planche, suspendue par des cordes, sert de plateau aux documents de l’artiste (cartes postales, journaux d’exposition…). Tout semble figé dans l’équilibre d’une attente, Rudolf Noureev se fait maquiller en coulisses – c’est une aquarelle aux coulures fraîches –, le spectacle va bientôt commencer.
La deuxième salle, drapée de vert, livre un nouveau thème, de nouveaux codes, ici ceux du spiritisme, tarots et images de corps en lévitation. C’est un jeu dont la règle est claire, comme dans le film de Jean Renoir, mais plusieurs indices laissent penser qu’elle est susceptible d’être renversée – comme lors d’un carnaval ? Et l’on comprend que chaque objet, chaque forme, peuvent être activés à la façon d’une marionnette que l’on manipule, d’un déguisement dont on se pare. Si c’était une pièce de tissu, ce serait à coup sûr un patchwork, une collection de courtepointes dépliées face caméra. Car les vidéos font partie du dispositif imaginé par Ulla von Brandenburg, qui offre ici de plonger plus avant dans son imaginaire. On la suit dans une maison habitée par une accumulation de vêtements anciens, et dans les ruines d’une architecture moderniste rattrapée par la vie proliférante d’une nature ayant repris ses droits. Révolution silencieuse. Dans un coin, un squelette fait des entrechats, c’est une danse macabre, bien sûr, allusion à l’étrangeté des premières captations, photographies et radioscopies où le corps se donnait à voir de l’intérieur – on pense à La Montagne magique (Thomas Mann).
Plus loin, la salle jaune est gaie comme une mascarade, un sac de confettis prêt à être crevé par Guignol. Elle précède l’installation Eigenschatten, terme qui peut être traduit par « ombre propre », en l’occurrence celle des objets aux formes simples (cerceau, bâtons, bonnet d’âne trigone…) pendus sur cintres et dont les contours semblent projetés sur des toiles rêches aux allures de suaires. Pour remplacer l’effet d’effacement des couleurs que produit une longue exposition à la lumière du soleil, l’artiste a usé d’un spray au chlore appliqué au pochoir. Une musique se fait entendre qui guide la déambulation vers la dernière salle, aménagée en cinéma où est projeté un des films récents d’Ulla von Brandenburg : C, Ü, I, T, H, E, A, K, O, G, N, B, D, F, R, M, P, L. C’est le clou du spectacle. À l’écran se succèdent des pans de textiles, certains monochromes, d’autres bariolés de motifs, dans une lente parade hypnotique. La bande-son, entêtante, enregistrée par l’artiste accompagnée au chant par deux autres voix, égrène les paroles d’un poème de la Polonaise Wislawa Szymborska. Cette polyphonie limpide a des accents de musique sacrée, et le thème du dévoilement fait lui-même référence à la mystique de la révélation. Les paroles du poème, elles, disent : « je frappe à la porte de la pierre, laisse-moi entrer/ Je n’ai pas de porte, dit la pierre. » Il n’y a pas d’autre vérité à atteindre ni à attendre que celle du cheminement suivi, suggère Ulla von Brandenburg. Mais ce chemin-là, à coup sûr, mérite le détour.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°519 du 15 mars 2019, avec le titre suivant : Envoûtante Ulla von Brandenburg