Le dernier épisode du jeu vidéo Assassin’s Creed se déroule dans la « ville ronde » de l’âge d’or abbasside aujourd’hui disparue. Une exposition à l’Institut du monde arabe en dévoile les secrets de fabrication.
Reconstituer virtuellement l’Égypte des pharaons ou la ville médiévale de Bagdad relève a priori d’un travail d’historien plus que de concepteur de jeux vidéo. Le studio français Ubisoft, poids lourd du secteur, continue pourtant de créer de nouveaux chapitres de son jeu phare, Assassin’s Creed, où le contexte historique et architectural est primordial : qu’il s’agisse des Vikings, de la Grèce antique ou du Paris de la Révolution, Ubisoft vante à chaque fois la richesse des décors et une forme d’exactitude. Mirage, sorti en octobre 2023, ne fait pas exception à la règle, et une exposition à l’Institut du monde arabe (IMA) permet de comprendre le travail effectué par les équipes artistiques. Si la trame de l’intrigue reste la même depuis le début (un membre d’une confrérie secrète traque des puissants corrompus à travers le monde et les époques), l’action se situe ici à Bagdad sous les califes abbassides (IXe siècle) : entre le palais et son jardin, la bibliothèque Bayt al-hikma (la Maison de la sagesse ) et l’entrelacs des ruelles, la ville médiévale s’anime.
Mais cet épisode se distingue de la plupart des autres, car la ville médiévale de Bagdad, Madinat-As-Salam (la « ville de la paix ») a disparu et elle n’est connue que par les textes : construite entre 762 et 766 par le calife Al-Mansur, cette ville au plan circulaire a été détruite par l’érosion, des incendies et plusieurs invasions. Comment concilier reconstitution historique, exactitude et facilité de jeu quand le lieu même suscite des débats de spécialistes ? L’exposition montre des interviews d’historiens du Moyen Orient qui expliquent que le jeu vise « l’authenticité plus que l’exactitude », une précision utile. Assassin’s Creed Mirage est plutôt réussi esthétiquement, avec une certaine sobriété qui soutient l’authenticité revendiquée. Celle-ci se révèle dans des objets prêtés par des musées, dont l’Institut du monde arabe, comme une coupe en céramique ou des éléments de décor en stuc intégrés à l’environnement. De même, le soin apporté à la bande-son peut contribuer à un « effet de réel », comme dirait Barthes : l’exposition présente des extraits sonores où cohabitent les bruits de la rue et plusieurs langues parlées à Bagdad au IXe siècle (arabe, persan, araméen…). Il s’agit évidemment de suppositions formées sur ces langues médiévales, grâce à l’aide de linguistes. Enfin, des personnages historiques comme l’intellectuel humaniste Al-Jahiz (vers 776-867) ponctuent le scénario lors d’interactions avec le héros : il s’agit donc de jouer sur ce qui est plausible historiquement.Pour autant, le jeu doit respecter un univers avec des contraintes et une marque de fabrique. Le directeur artistique d’Ubisoft Bordeaux, Jean-Luc Sala, qui a dirigé la reconstitution historique dans Mirage reconnaît qu’il a fallu concilier le peu de connaissances disponibles avec les nécessités techniques de « jouabilité ». Il précise que son équipe s’est basée sur une source classique, l’ouvrage de l’orientaliste Guy Le Strange paru en 1900 (Baghdad during the Abbasid Caliphate, Clarendon Press). C’est encore aujourd’hui la réflexion la plus aboutie sur la « ville ronde » d’après les sources arabes et persanes. Jean-Luc Sala indique y avoir repris l’idée de « quartiers segmentés » qui se prêtent bien au scénario du jeu : on traverse effectivement des quartiers chrétiens et juifs dans Mirage, ainsi que le quartier des tanneurs. Mais le cahier des charges impose des arrangements avec la réalité, et Jean-Luc Sala indique ainsi que la taille des bâtiments et des fenêtres ou moucharabiehs, a été « adaptée aux métriques du héros » car celui-ci doit régulièrement s’échapper en sautant d’un bâtiment à l’autre.Chaque volet d’Assassin’s Creed se situe à une période « de bascule politique et de changement majeur », ajoute-t-il, d’où les intrigues de palais et les courses-poursuites. Ces éléments architecturaux obligatoires sont pré-organisés en « kits » que les développeurs ajoutent au fur et à mesure de la construction du décor urbain. De même le palais califal a-t-il été représenté plus grand qu’il n’était, « pour qu’on puisse le voir de loin malgré les murailles », précise le directeur artistique. Mais le dôme vert qui couronnait le palais reste fidèle aux sources historiques, comme le jardin luxuriant.
La mosquée en revanche a été située à l’écart du palais alors que, selon Le Strange, elle en était très proche : Jean-Luc Sala indique que c’est parce que « toute l’action se situe dans le palais ou aux alentours, alors que le héros ne rentre jamais dans la mosquée ». Celle-ci est joliment reconstituée, avec une cour devant, et un iwan – voûte ouverte, à trois côtés, aussi appelée « arc persan » – recouvert de céramiques vernies. Des détails anachroniques, de l’aveu du directeur artistique : « la structure en iwan est arrivée plus tard d’Iran (au XIe siècle), mais nous trouvions que cela restait cohérent », explique-t-il. Reste une question : comment les joueurs réagissent-ils à ces éléments historiques et plus généralement à l’univers qui leur est proposé ? Il existe dans le jeu la possibilité d’en savoir plus sur les bâtiments ou les personnages, en cliquant à certains endroits : ce « codex », comme l’appelle Ubisoft, regroupe des éléments factuels et une chronologie historique en marge de l’action. Si Ubisoft communique en général sur les ventes de ses jeux rien n’est dit sur le pourcentage de joueurs qui cliquent sur le codex (et le lisent) ni sur ce qu’ils retiennent comme information historique.
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En immersion dans le bagdad d’Al-Mansour
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : En immersion dans le bagdad d’Al-Mansour