Emmanuel Latreille, directeur du Fonds régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, est le commissaire général de « Casanova forever » dans tout le Languedoc-Roussillon.
L’œil : Après Duchamp en 2006, puis Rabelais en 2008, Casanova en 2010 : quel récit pourrait établir une telle trilogie ?
Emmanuel Latreille : J’emprunterais volontiers à James Joyce la triade des formes artistiques dont son héros, Stephen, fait le commentaire dans Portrait de l’artiste en jeune homme : la forme lyrique est l’expression d’une émotion subjective, d’une impulsion première du sujet. C’est ce qu’a été pour moi « Chauffe, Marcel ! ». « Casanova forever » refléterait plutôt la forme épique de l’art, qui se reconnaît lorsque le « récit cesse d’être personnel » et fluctue autour de multiples personnages, dans une sorte d’errance existentielle, « superficielle », mais partagée. La troisième forme est la forme dramatique, dit Joyce, dans laquelle le récit de la création se « subtilise ». Joyce a cette expression fameuse : « L’artiste, comme le Dieu de la création, se tient à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà, indifférent, en train de se curer les ongles. » Ce point de vue aurait pu être celui de « La dégelée Rabelais », si celle-ci était arrivée en troisième position et non en deuxième, faisant alors de cette trilogie une affaire vraiment digne des analyses de Stephen Dedalus ! Mais ça n’est pas le cas puisqu’en réalité ni « La dégelée Rabelais » ni les deux autres projets ne m’ont offert le loisir de me curer beaucoup les ongles…
L’œil : Pourquoi à nouveau une figure littéraire ? Duchamp serait-il le seul tuteur repéré dans l’art ?
E. L. : Mais peut-être faut-il considérer Casanova comme un artiste ! Quand on pense à ce vieux rêve récurrent de la modernité qui voudrait faire correspondre l’art et la vie, il n’est pas interdit de penser à lui. Après tout, l’aventurier de la fin du xviiie, cet homme délié du religieux, des institutions autoritaires et des grands discours, invente sa vie. Et cette vie, c’est son œuvre même. Et de quelle puissance !
L’œil : Casanova en premier artiste de la modernité ?
E. L. : C’est une hypothèse. Le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe expliquait que les concepts d’art et de littérature ont été réellement inventés comme pratiques autonomes à partir du moment où la religion a été battue en brèche, à la fin du XVIIIe siècle. L’art n’est alors plus au service d’autre chose que de lui-même. Pour certains, comme Hegel, cette mort du religieux signe la fin de l’art. Pour d’autres, comme Schelling, c’est au contraire son acte de naissance. Celui qui se découvre artiste est désormais seul face à l’énorme responsabilité de réinventer toutes les règles d’un « langage », que ce dernier soit œuvre littéraire ou autre, plastique, musicale, etc. C’est exactement l’endroit où se trouve Casanova. Il porte témoignage de ce risque-là : inventer sa vie comme son œuvre à partir de rien. C’est-à-dire de rien d’autre que lui-même.
L’œil : Est-ce sous cette injonction-là que se reconnaissent les artistes choisis pour l’exposition ? E. L. : En réalité je n’en connais pas d’autres. Qu’a dit Duchamp ? Qu’on dit les artistes de Fluxus ? Qu’on dit plus généralement les avant-gardes historiques ? De quoi témoigne, par exemple, la fameuse « nécessité intérieure » de Kandinsky ? Il n’y a pas d’école. Il n’y a que des engagements individuels, et subjectifs.
L’œil : Comme pour Duchamp et Rabelais, les artistes ont d’abord retenu une individualité plutôt qu’une œuvre ?
E. L. : Si on observe toutes les expositions, je crois qu’elles reflètent un sujet qui s’arrache à la contrainte. Parmi les actes de liberté fondateurs chez Casanova, il y a l’amour d’une religieuse à Venise, la M.M. comme il l’appelle dans Histoire de ma vie, et sa fameuse évasion des Plombs, cette prison dont jamais personne ne s’était enfui. Au fond, les deux grandes libertés dont témoignent ces deux aventures sont la liberté civique et celle du corps, du désir. C’est, je crois, ce que les artistes de « Casanova forever » ont retrouvé, chacun à leur manière.
L’œil : Quel fut votre premier contact avec la langue de Casanova ?
E. L. : C’est Jean-Claude Hauc, écrivain montpelliérain et « casanoviste » qui m’y a amené il y a deux ans. Mais je dois dire que la lecture en fut au début pénible : trois mille pages, écrites dans un français hanté par les formes syntaxiques italiennes, et racontant des histoires souvent répétitives, c’est un peu rébarbatif. S’il y a des moments très forts, comme la fameuse évasion des Plombs à Venise, je n’ai vraiment commencé à me régaler que vers la fin. Mais c’est lorsque j’ai dû extraire des fragments pour le catalogue que les trésors de cette langue me sont apparus. Il faudrait pouvoir lire ce texte lentement, parce que c’est une œuvre en réalité beaucoup plus travaillée qu’on pourrait le croire, avec l’idée que le type qui l’a écrite nous raconte « simplement » sa vie.
L’œil : Votre Casanova au cinéma ?
E. L. : Ce serait le Casanova d’un cinéaste russe, Alexandre Volkoff de 1928. Un film muet très joyeux, qui montre un homme emporté par l’énergie de son bonheur.
Artistes
L. Atrux-Tallau ; J.-L. Brisson ; V. Burgin ; J. Burill ; J. Charlier ; C. Chartier-Poyet ; N. Childress ; N. Daubanes ; S. Decker ; DN (L. Delafontaine et G. Niel) ; E. Étienne ; G. Favre Petroff ; T. Friedman ; D. Gauthier ; P.-A. Gette ; D. Gigoux-Martin ; Grout/Mazéas ; M.-A. Guilleminot ; C. Hesse et G. Romier ; P. Jolley et R. Reynolds ; E. van Lamsweerde ; I. van Lamsweerde et V. Matadin; N. Lesueur ; C. Lévêque ; F. Loutz ; A. Malagrida ; S. Marsden ; A. Martin ; Maurin et La Spesa ; P. Moget ; J. Monory ; D. Morin ; V. Olinet ; L. Paperina ; A. du Pasquier Grall ; A. Paz ; G. Poulain ; J.-J. Rousseau ; V. Skoda ; D. Trenet ; D. Wolle ; K. Zeriahen. Le grand retour de Casanova… à Paris
Un soir d’octobre 1787, on dit qu’à Prague, à l’occasion de la première de Don Giovanni, trois héros des Lumières sont réunis. Il y a là Mozart le compositeur, Da Ponte le librettiste et Casanova le jouisseur. On dit aussi que le personnage de Don Juan et sa fameuse liste auraient alors précipité la rédaction des Mémoires du séducteur vénitien. Il s’y attelle, isolé dans un petit château baroque à une centaine de kilomètres de la capitale. Le manuscrit de sept millions d’euros va à la BnF Entre 1789 et 1798 et à raison de 13 heures par jour, le libertin vieillissant rédige pas moins de trois mille sept cents pages en français, en treize volumes d’écriture limpide. Commence alors le roman du manuscrit : confié après la mort de Casanova à Carlo Angiolini, neveu de l’écrivain, il est finalement cédé en 1821 à la puissante maison d’édition Brockhaus à Leipzig. Jalousement conservé, il est publié en allemand dans une version « épurée », puis pudiquement « révisée » pour une pâle édition française que signe Jean Laforgue. Après avoir traversé la Première Guerre et survécu à la destruction de Leipzig en 1943, les boîtes sont glissées dans un camion militaire américain par Friedrich-Arnold Brockhaus et miraculeusement préservées. Mais il faudra patienter encore avant que la maison d’édition accepte d’en livrer enfin les secrets : le texte original et non expurgé paraît en 1960. Un ultime chapitre s’écrit finalement quand les héritiers Brockhaus engagent avec la France de longues tractations au milieu des années 2000. Un mécène anonyme, sept millions d’euros et quelques années plus tard, les milliers de pages de l’Histoire de ma vie s’installent à la BnF. Un record de prix et des promesses de révélations, que les chercheurs affamés par deux siècles de privation ne manqueront pas de dépister. Le public peut admirer quelques feuillets du manuscrit prêtés par la BnF à la médiathèque Emile Zola à Montpellier, jusqu’au 22 juillet.
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Emmanuel Latreille : « Il faut considérer Casanova comme un artiste »
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. Jusqu’au 3 octobre 2010, « Casanova forever » c’est 33 expositions d’art contemporain, des conférences, des concerts ainsi que des projections, partout en Languedoc-Roussillon. Tout le programme sur www.fraclr.org
16 villes dans le Languedoc-Roussillon. Aigues-Mortes (tours et remparts), Alès (musée PAB, Espace de Rochebelle), Bagnols-les-Bains (Le Vallon du Villaret), Cases-de-Pène (Château de Jau), Lattes (musée archéologique Lattara), Lunel (Espace Louis-Feuillade), Mende (Ancienne maison consulaire), Montolieu (La Coopérative), Montpellier (Frac, école supérieure des Beaux-Arts, Carré Sainte-Anne, galeries AL/MA, Aperto, ChantiersBoîteNoire, Iconoscope, Vasistas, promenade du Peyrou, parc zoologique du Lunaret), Narbonne (chapelle des Pénitents Bleus, musée d’Art et d’Histoire, musée Archéologique), Nîmes (Carré d’art, école supérieure des Beaux-Arts, chapelle des Jésuites, musée Archéologique, muséum d’Histoire naturelle, galerie 4, Barbier, galerie ESCA/PPCM), Salses-le-Château (Forteresse), Sérignan (musée régional d’Art contemporain), Sète (Crac), Sigean (LAC), Site du pont du Gard.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°626 du 1 juillet 2010, avec le titre suivant : Emmanuel Latreille : « Il faut considérer Casanova comme un artiste »